Du nomadisme
de Michel Maffesoli

critiqué par Sahkti, le 25 avril 2005
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Individualisme structuré
Michel Maffesoli est sociologue (Sorbonnard, lit-on souvent), grand enquêteur sur la société postmoderne et nos habitudes actuelles de vie. Pour lui, nous sommes à un tournant important de notre génération, par lequel nous allons fuir tout ce qui faisait l’air du temps de ces quarante dernières années au profit de qu’il nomme un nomadisme fondateur, le tout dérivant d’une archéologie de l’errance. Des errances, des quêtes, des vagabondages, autant d’éléments essentiels dans la construction d’une structure sociétale, car ces fuites permettent d’arriver quelque part, de créer, de se retrouver et donc de fonder. Il faut partir pour mieux arriver.
Un des exemples les plus frappants, pour Maffesoli, c’est le centre commercial énoooorme, qui dépasse la simple vocation utilitaire. C’est un moyen d’évasion, une vitrine ouverte sur le monde, un lieu d’exil. Une belle analyse sur le Forum des Halles illustre ce propos. L’individu n’est plus qu’un point qui se perd dans une masse, mais son droit au bien-être social lui permet d’exister et d’avancer dans sa soif d’infini, même si celui-ci se rencontre dans un lieu clos et défini.

A côté de cela, un autre aspect intéressant de l’étude de Maffesoli est sa notion, de creux, de vide nécessaire. Notre société se veut trop parfaite, tout doit être positif, que ce soit dans le domaine technologique ou social. La globalisation affirme vouloir le bien de tous, les nouvelles technologies sont au service de tout un chacun pour son épanouissement, la législation se diversifie pour améliorer le cadre de vie, bref on veut tout mieux et tout bien. Ce qui, implicitement, crée un besoin de vide, de dérapage, envie de quelque chose qui échapperait à tout ordre et à toute règle, qui serait qualitatif, soit, mais non quantifiable, pas de normes ISO ou de critères de qualité, rien que de l’émotion brute indéfinissable.
Maffesoli explique, en partie, de la sorte, le retour sur le devant de la scène des hippies, vagabonds et autres voyageurs, désireux d’échapper à la société sans pour autant la nier. On veut appartenir à un groupe, mais en aucun cas perdre son identité. L’errance aide à construire mais aussi à se reconnaître, à conserver un mode d’existence que l’on estime enrichissant. Cette errance prend diverses formes, inutile de partir en roulotte à l’autre bout du monde, déambuler sans but dans les rues de son quartier peut contribuer à cette approche de soi. Ce n’est pas de la révolte, c’est un besoin d’imaginaire et de plaisir.
le nomade et le sédentaire 10 étoiles

De notre époque où tout semble partir à vau-l'eau, Michel Maffesoli pense qu'elle est la revanche du nomade sur le sédentaire, de l'imaginatif et du rebelle sur la rationnel seulement orienté vers la production, la consommation et l'absence de spiritualité et de fantaisie. Il souligne que tout le monde "est partagé entre la nostalgie du foyer, avec ce qu'il a de sécurisant, de matriciel, avec ce qu'il a de contraignant et d'étouffant aussi, et l'attirance pour la vie aventureuse, mouvante, vie ouverte sur l'infini et l'indéfini, avec ce qu'elle comporte d'angoisses et de dangerosités." Il réhabilite le flâneur ("la « flânerie », sorte de protestation contre un rythme de vie uniquement orienté vers la production"), le pèlerin, le vagabond, le chemineau, l'étranger, et note le goût d'ailleurs très puissant de notre époque pour le voyage, du plus indépendant au plus organisé, pour la marche vers Saint-Jacques de Compostelle ou dans le désert : "le désert, métaphore du nomadisme, favorise le cheminement vers l'autre, puis vers le grand Autre. En étant de partout et de nulle part, l'homme nomade, par opposition à l'établi, est en route avec, vers l'autre, et de là avec , vers l'absolu. C'est ainsi qu'il convient de comprendre l'inutilité du nomade : l'ouverture à l'immatériel et à ses bienfaits." Il plaide pour un monde plus ouvert, plus accueillant, et en ce sens on a beaucoup à apprendre des nomades. De quoi donner des sueurs froides à notre Front National !

Autres extraits :
"Le dépouillement, en se débarrassant des choses secondaires ou d'une vision purement matérialiste, permet d'accéder à cette éthique du désert où l'on peut jouir de la moindre des choses, et où le sens de la solidarité retrouve ses lettres de noblesse. Dans cette éthique, ce qui tend à prédominer est bien l'intensité de l'expérience de l'Être."
"Après tout, quoique cela soit une injonction forte de la modernité, l'affirmation de l'identité individuelle et son corollaire – le renfermement dans un appartement à soi -, tout cela n'est nullement éternel."
"Le rebelle, quant à lui, n'a que faire de la réussite, des récompenses. Il n'a, dès lors, pas à se préoccuper de faire des concessions. Loup sauvage se moquant des chiens domestiqués, il est moins un individu qu'une personne, la copie qu'un « type », la reproduction qu'une figure. C'est cela même qui engendre une sorte de jubilation, d'effervescence dont l'observateur attentif et non prévenu ne manque pas d'être frappé."
"Par rapport au sédentaire, l'errant est, en effet, toujours inquiétant. Il transporte avec lui trop de rêves complexes. Des rêves, surtout, qu'il n'a pas abdiqués. Des rêves qui continuent à animer sa vie, et qui, justement, le maintiennent en chemin."
"En brisant l'enclosure individuelle, en restaurant la mobilité, l'impermanence de toutes choses, en dépassant les stabilités identitaires, qu'elles soient professionnelles, idéologiques, sexuelles, l'errance redonne vie, elle réanime, en son sens strict, la vie personnelle et collective, blessée, bridée, aliénée par la conception rationaliste et/ou économique du monde, dont la modernité s'téait fait une spécialité."
"L'apprentissage de l'errance, qui a pour corollaire l'apprentissage de l'autre, incite à briser l'enclosure sous toutes ses formes."
"l'ouverture à l'autre, l'accueil de l'étranger, est aussi une manière d'accueillir l'étrange, de jouir de lui et de l'intégrer dans la vie quotidienne."

Un très grand livre qui donne envie d'en lire d'autres du même auteur. Mais attention, c'est assez ardu, bardé de références philosophiques et littéraires.

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 3 mars 2014