La vie et moi
de Marcel Lévy

critiqué par Guermantes, le 21 avril 2005
(Bruxelles - 77 ans)


La note:  étoiles
Lévy et moi
Voilà un livre que je vous engage à vous procurer toutes affaires cessantes : il appartient à cette catégorie de rares ouvrages que l’on reprend sans cesse, que ce soit pour les relire ou pour retrouver le plaisir déjà éprouvé à la première découverte de tel ou tel passage.
Première œuvre d’un débutant âgé de 93 ans, « la Vie et moi » pourrait cependant rebuter le lecteur par son sujet même puisque l’auteur se propose d’y raconter son itinéraire de « raté ». Ainsi écrit-il, dès la première page que « puisque les hommes conçoivent toujours ce vœu relativement légitime de réussir dans la vie, j’ai eu l’idée de leur montrer par des exemples choisis tirés de l’expérience les différentes routes qu’un homme normal (moi-même en l’occurrence) a pu suivre pour parvenir en toutes choses à un insuccès total-en un mot la vie d’un raté ».
Né à Paris « de parents juifs mais honnêtes », dans un milieu relativement aisé, l’auteur et sa famille se retrouveront, par la force des choses, en Suisse alémanique dès 1915. Des revers de fortune familiaux contraindront très tôt notre homme à renoncer aux études et à embrasser une carrière commerciale pour laquelle il n’éprouve aucune affinité, ce qui ne l’empêchera nullement d’acquérir une solide culture philosophique, artistique et littéraire.
Si aucun malheur épouvantable ne s’abattra réellement sur lui, sa vie quotidienne sera dès lors toujours marquée du sceau de la médiocrité et de l’insuccès puisqu’il ne parviendra à concrétiser aucune des aspirations de sa jeunesse.
Qu’on n’aille cependant pas croire que le livre se résume à un recensement sinistre des nombreux échecs rencontrés par l’auteur dans le domaine professionnel ou sentimental. Certes, ces échecs sont bien présents tout au long du livre, mais Marcel Lévy réussit le tour de force de s’en distancier (à tout le moins dans le récit qu’il nous en livre) à un point tel que le sourire éclôt maintes fois sur les lèvres du lecteur tant est puissante l’ironie qui se dégage du récit de ces ratages. Qu’il s’agisse de sa carrière de colporteur, de marchand de trousseaux ou des rares péripéties qui ont malgré tout marqué sa vie amoureuse, il parvient à donner un tour comique à la narration de ses pires déconvenues tout en nous engageant (avec un clin d’œil malicieux) à tirer profit de ses échecs pour ne pas tomber dans les mêmes travers. Cette ironie dans l’auto-flagellation (faut-il parler d’ »humour juif » ?) qui, sans aucun doute, lui aura permis de transcender sa médiocre condition apparaît comme une sorte de fatalité aux yeux de Lévy. Je le cite « on n’est pas malheureux par suite de quelque malchance extraordinaire, parce qu’on n’a pas, comme tout le monde, trouvé la femme idéale ou pour avoir reçu sur la tête une tuile malencontreuse. Non, on est malheureux parce qu’on s’est fabriqué un caractère qui attire le malheur comme l’aimant attire l’acier. C’est lui qui vous rend malheureux, vous et votre entourage, et c’est lui aussi qui éveille en vous le besoin de vous donner raison, notamment quand vous avez tort. Car il n’est pas dans la nature humaine de chercher en soi-même l’origine de ses maux, tant qu’elle a la moindre chance de la trouver ailleurs.» Le malheur apparaissant comme une fatalité pour celui qui y est prédisposé, quel autre parti prendre que de prendre du recul, fût-ce par le recours à l’auto-dérision.
C’est peut-être dans le récit des relations de Lévy avec l’autre sexe que le livre recèle ses passages les plus chargés d’ironie douce amère. Il pose tout d’abord comme principe que « le timide est, par définition, l’homme qui n’arrive à rien. Il est méprisé des femmes, et je dois énoncer ici cette vérité fondamentale, sur laquelle je serai d ‘ailleurs obligé de revenir : l’homme qui n’a pas de succès auprès des femmes n’a pas de succès dans la vie ». Lévy connaîtra lui-même deux ou trois amours (malheureuses, bien entendu) et, arrivé dans la cinquantaine, contractera un mariage qui s’avérera vite être erreur de plus. Là aussi, il pense que c’est en lui-même que réside la raison de ses échecs : «Un déboire isolé peut être l’effet du hasard, deux ou trois insuccès seront attribués à la malchance, mais quand les déconvenues s’accumulent, diverses dans leurs péripéties mais semblables dans leur essence, force nous est de reconnaître que la cause est en nous et non ailleurs. » Lévy semble prendre son parti de ce triste constat et en tirer la leçon qui s’impose : « quelle que soit leur opinion au sujet de l’argent, les hommes persistent à croire que la femme fait le bonheur. Il faut être très audacieux pour combattre une opinion si fermement assise qu’on pourrait presque la considérer comme couchée » et il conclut ce chapitre en écrivant : « l’aimable lecteur veillera à ne demander à l’amour que ce qu’il peut donner. Mon mauvais exemple, je veux croire, lui aura servi de leçon. Qu’il daigne enfin considérer, au rebours de ce que lui content les magazines, que la femme n’est peut-être pas l’unique vecteur de ce qu’on appelle le bonheur. Je sais bien que depuis des millénaires, les poètes, les romanciers, les législateurs et les tenanciers de bordel s’ingénient à clamer le contraire, et que cette bourde grossière continue d’être avalée à grands renforts d’applaudissements par les foules abusées. On se souvient du fameux proverbe arabe : « le bonheur d’un homme est dans les bras d’une femme, ou ser le dos d’un cheval. » C’est, j’en ai bien peur, un bruit que font courir les femmes et les chevaux ».
On l’aura constaté à la lecture de ces quelques extraits : l’ironie de Lévy transparaît jusque dans son style plein de légèreté et qui l’apparente aux meilleurs moralistes français du XVIIIième siècle. Sachez par ailleurs que ce livre regorge de digressions sur l’art, la philosophie, la littérature (voyez notamment le savoureux passage qu’il consacre à ses rapports aux bouquins dont il est à la fois « gourmet et glouton »).
Si cette modeste critique pouvait contribuer à accroître un tant soit peu le cercle des amoureux de « La Vie et moi », je pourrais considérer que ma journée n’a pas été entièrement perdue.