Bleu de fuite
de François Emmanuel

critiqué par Lucien, le 20 avril 2005
( - 69 ans)


La note:  étoiles
"Préférer toujours le reflet".
Au moment de la Foire du Livre 2001, la SNCB offre à ses voyageurs une plaquette intitulée : "Compartiments auteurs". Elle regroupe une série de textes sur le rail dus à quelques auteurs francophones belges. Parmi eux figure un écrit de François Emmanuel, "Les extases d’Aloïs Stein", présenté comme un extrait de "Bleu de fuite", « roman à paraître chez Stock ». L’ouvrage, qui sera prochainement en librairie, est daté des « étés 95-97 », suivant la classification hiver / été propre à son auteur. Pourquoi ce roman a-t-il attendu si longtemps sa parution ? C’est toute une histoire. Au moment où il le rédige, parallèlement à "La Passion Savinsen", François Emmanuel veut quitter les éditions de la Différence. Il a signé un contrat chez Grasset, à qui il expédie le tapuscrit de "La Passion Savinsen". Plusieurs mois s’écoulent : pas de réponse. C’est alors qu’il a l’idée, avec un ami, de « faire une farce » à Grasset : il envoie "Bleu de fuite" sous le nom d’un obscur poète arménien, Francis Avoyan. Réponse rapide d’Yves Berger, directeur de collection, qui marque son accord pour l’édition de ce livre. François Emmanuel avoue alors être Francis Avoyan et demande des nouvelles de "La Passion Savinsen". Embarras... Les deux romans seront finalement publiés chez Stock, "La Passion" d’abord (il obtiendra le Rossel en 98), "Bleu de fuite" aujourd’hui seulement, car les romans rédigés postérieurement ont toujours semblé prioritaires à l’éditeur. D’où cet hommage sibyllin : «En souvenir de Francis Avoyan, poète disparu»…

"Bleu de fuite" : « bleu » comme la couleur dominante de ces ciels obsédants peints par Pavel Sobotkine, l’ami du narrateur ; et « de fuite » comme ces « lignes de fuite » qui forment depuis la Renaissance un élément de base de la technique picturale, un fondement de la perspective dont l’un des premiers représentants fut Paolo Uccello. Fuite aussi, fugue ou disparition, de plusieurs personnages, comme dans la plupart des romans « d’été » d’Emmanuel. « Fuite en avant » du narrateur également, un enquêteur qui ne sait plus très bien sur quoi il enquête.
Le narrateur : Louis Uccello, précisément. Ou Louis des Oiseaux, un pseudonyme transparent, un masque qui ne masque rien. Ou encore Bird, ou Birdie (le surnom de Charlie Parker) pour son vieil ami Aloïs Stein, saxophoniste, détective privé, qui vit depuis plusieurs années avec une balle dans le cerveau. Une balle qui a pris la place d’une belle, en quelque sorte.
Un narrateur à géométrie variable, donc, « poète-quelquefois », critique d’art par amitié, détective par la force des choses. Un narrateur enquêteur qui « met en perspective » les différentes phases de son enquête grâce aux poèmes qu’il aligne dans ses "Leçons de matière" Opus I, II et III.

Tout commence par les ciels de Pavel Sobotkine. Ces ciels rêvés, peints, exposés, vendus parfois, notamment à ce Bavarois qui les entrepose dans ses coffres et dont l’argent se transformera en ivresse, en alcool : « entre ciel et enfer » navigue Pavel Sobotkine. Ciel de l’art, enfer de l’alcool. Jusqu’au jour où il annonce à son ami Uccello : « J’en ai fini avec le ciel. Il est grand temps que je regarde le monde. » La cause de cette métamorphose ? Une femme. Une photo de femme dans une publicité pour un parfum : « Ciel de femme ». Le ciel n’est jamais loin…
Et Pavel disparaît. Si bien que Louis Uccello le cherche et, pour le chercher, cherche la femme. « La femme est toujours une abstraction pure. » Celle-ci – sa photo – est punaisée partout, déclinée dans les magazines, sur les affiches, sur les panneaux publicitaires à images pivotantes. Agence Lana Turner. Femme puzzle : Eva Garmitz, Gita Brown, Ethel Amantya ? Qui peut savoir ? Peut-être Lou Summerfield, envoyée par l’agence au rendez-vous de Louis. Lou qui semble se jouer de Louis dont la vie glisse «vers le hors-cadre»… Lou l’ange flou, l’ange déchu dont le destin est forcément la chute ; Louis, l’âme écartelée, comme la nôtre, entre « le bel étalon et le vieux cheval de trait » qui se la disputent ; et «l’amour, comme on dit», «un milieu entre le mortel et l’immortel», «un grand démon… et en effet tout ce qui est démon tient le milieu entre les dieux et les mortels»…

Un récit léger, aérien, ludique dans la veine estivale de François Emmanuel, mais aussi une réflexion sur la femme, sur l’amour, sur la vie et la mort. Une réécriture du "Banquet" de Platon, et particulièrement du monologue d’Aristophane à propos de l’amour, mais aussi une sorte d’esthétique comparée de la poésie, de la peinture et de la musique de jazz.

« Entre le tableau et le reflet du tableau, préférer toujours le reflet. » Comme il est permis, pourquoi pas, de préférer les romans légers de François Emmanuel aux œuvres sombres nées de l’hiver. De penser, en tout cas, que ces romans reflètent leur créateur comme un rêve reflète l’inconscient de celui qui le vit, comme la rivière réfléchit le lent passage des nuages qui s’y mirent, comme une photo garde la trace d’un visage : «Ma vie n’aura donc été que cela, l’incessante recherche d’un visage.»
Que cela... mais c’est la vie. « Les hommes et les femmes se regardent » et «le temps efface le temps»…