Grain de peau
de François Emmanuel

critiqué par Lucien, le 10 avril 2005
( - 69 ans)


La note:  étoiles
Quatre nouvelles fondatrices
Quatre nouvelles rééditées chez Labor en 99. Trois publiées d’abord chez Alinea en 92, la quatrième ("Taffetas noir") aux Eperonniers en 93.
Quatre nouvelles qui lancent l’écriture narrative de François Emmanuel, sa thématique, ses structures.

Dans "Grain de peau", un professeur d’anglais donne des cours particuliers à une intrigante élève. Qui est le professeur, qui l’élève ? Et que s’agit-il d’apprendre ? D’emblée, nous sommes au cœur du secret.
Le professeur connaît l’anglais, mais pas sa poésie. C’est pourtant ce que l’élève lui demande de traduire. Après quelques classiques, elle propose des textes de "Jeremy Marshall Pebbles"… un poète pour le moins obscur, que ne renseigne aucune des anthologies consultées par le narrateur. « Pebbles », « petits cailloux »… sur quel jeu de piste la femme emmène-t-elle l’homme ? Jeu de piste, jeu tout court : l’élève n’en sait-elle pas plus que le maître ? N’est-elle pas anglaise, d’ailleurs, comme son thé ou la décoration de son appartement ?
Jeu de cache-cache, jeu de poursuite, combat peut-être… naval ? Aquatique sans doute, en eau trouble, comme ceux que se livrent, dans l’obsédant aquarium, les poissons combattants à la riche livrée. La belle y perdra une perle, laissant le narrateur prisonnier de ce parfum en « -ence » dont il ne parvient pas à retrouver le nom. Tandis que « le silence redevenait irrespirable »…

Dans "Emmène-moi à Nasielski", nous abordons un autre aspect de l’écriture de l’auteur, marquée au signe du double. Si la première nouvelle se situe dans la gamme « légère » (celle qui donnera les « romans d’été »), celle-ci se drape de colorations bien plus lourdes (celle qui fournira la toile de fond des « romans d’hiver »).
Nasielski n’est pas une ville, mais un homme. Un homme qui se cache. Double, lui aussi, puisqu’il pourrait bien porter une identité d’emprunt, anagramme orientale de son patronyme slave : Se – Li – Kian. Remarquons l’irruption de cette dimension slave qui sera récurrente dans le reste de l’œuvre.
Se – Li – Kian… un artiste conceptuel exposant des objets démontés sur des présentoirs à papillons. Le narrateur, arrêté par une police secrète genre Big Brother, est libéré mais filé. Emmènera-t-il sa suiveuse à Nasielski ? En tout cas, de nouveau, les relations cesseront rapidement d’être claires entre l’homme et la femme. La connivence qui se crée entre poursuivant et poursuivi va-t-elle dans le sens d’une trahison de Nasielski par le narrateur ou d’un gain de l’enquêteuse aux idées libérales de ce dernier ? Et si la réponse était double ? Et si tout cela n’était que mots, comme en atteste peut-être ce beau lapsus : « le peu d’encre qui lui restait à vivre »…
Nous voyons apparaître ici une dimension policière qui sera constante dans l’œuvre d’Emmanuel : détectives privés, enquêtes, filatures, lourds revolvers dissimulés dans des cachettes peu sûres… et, comme dans plusieurs textes ultérieurs, une sorte de coopération de la personne recherchée qui, en quelque sorte, acquiesce à la mort.

"Taffetas noir" présente une enquête strictement personnelle où le narrateur cherche à retrouver la propriétaire d’un sac en taffetas noir trouvé dans un train. Le sac comme symbole d’une femme… et voici la dimension freudienne, qui ne pouvait manquer puisque l’auteur est psychanalyste. Qui est cette femme ? Celle-ci ? Celle-là ? Cette autre ? Et comment le sac est-il en la possession du narrateur ? Sac perdu ? Sac trouvé ? Sac volé ? De nouveau, l’ambiguïté règne. Histoire inachevée, in-commencée peut-être, où l’homme réalisera sa maladresse congénitale dans les rapports avec l’autre sexe : « Décidément, la femme est un continent dont je serai toujours en rade. »

Avec "Melody est morte", le mystère s’épaissit. Car les barrières se brouillent, entre vie et mort, présent et passé, écriture et réalité, un être et un autre…
Le narrateur occupe une fonction secondaire dans une agence de détectives privés puisqu'il travaille au labo photo : « La vie est remplie de détails et c’est mon métier de les agrandir » (pas si secondaire que ça, ce rôle ; ne serait-ce pas aussi la définition du métier d’écrivain ?), jusqu’au jour où il est amené à une véritable enquête : élucider la disparition de « Fania Fanucci » (« c’était doux et fondant comme un pétale de neige »). Le voilà entraîné dans une « histoire à double fond » (l’expression reviendra plusieurs fois dans l’œuvre d’Emmanuel) où interviendront la voyance et la musique, particulièrement l’opéra (encore un thème récurrent) : l’enquête sur Fania Fanucci amène le narrateur (Song…) jusqu’à une représentation d’"Orfeo". Orphée, père de la musique, préside à une descente aux enfers avec tous les risques qu’elle comporte (peut-on vivre avec une balle dans la tête ? La question reste posée jusque dans le dernier roman, "Bleu de fuite"), sur les traces de… Fania ? Melody (bien sûr, Melody, la musique) ? Quelle Melody ? Celle qui est morte il y a cinq ans, peut-être ?
« Les gens disent tout quand ils ne disent rien »… et François Emmanuel semble ne rien dire quand il dit tout, et nous laisser face au mystère, se réservant quelques pièces, quelques clefs…

Emmanuel cite volontiers cette phrase de Blanchot : « C’est ta voix qui t’est confiée et pas ce qu’elle dit. Ce qu’elle dit, les secrets que tu recueilles et que tu transcris pour les faire valoir, tu dois les ramener doucement, malgré leur tentative de séduction, vers le silence que tu as d’abord puisé en eux. »
Entre parole et silence, entre séduction et secret, dans cet entre-deux du noir et du blanc glisse l’écriture de François Emmanuel.