Ces soirs rangés dans mon tiroir
de Han Kang

critiqué par Septularisen, le 23 novembre 2025
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et écrire la vie, la vie // En mots indélébiles».
«Chanson de convalescence»

À présent
Qu’est-ce donc que vivre

Je restais couchée avec cette question
Lorsqu’un rayon de soleil s’est posé
Sur mon visage

Jusqu’au moment où la lumière s’en est allée
Je suis restée les yeux fermés
Le cœur apaisé»

Après l’immense enthousiasme suscité par ses romans, le Prix Nobel de Littérature 2024 HAN Kang (*1970) dévoile toute la beauté de sa plume dans ce premier recueil de poèmes, publié originalement en 2013… Mais seulement traduit en français en 2025. L’œuvre poétique de Mme. HAN nous invite à découvrir un nouvel aspect de l’imaginaire de la grande écrivaine Sud-coréenne, comme un écho à son travail narratif.

Le recueil est divisé en 5 grandes parties :
Dans la première partie: «Chansons entendues à l'aube», la poétesse évoque beaucoup la nature (notamment les différentes saisons…), de façon très étonnante d’ailleurs en la «liant» à… son propre corps!
Elle utilise pour cela de multiples images très étonnantes. Elle y mêle aussi la mort, le sang, l'âme, les couleurs…

«Un caillou bleu»

«Le caillou bleu
Que j’ai vu il y a dix ans dans un rêve
Se trouve-t-il encore dans le ruisseau

J’étais morte
Je marchais le long d’un ruisseau, c’était au printemps
Ah, que c’était bien d’être morte
Rayonnante, légère
Comme une plume

Dans le flot transparent
J’ai vu des cailloux
Blancs et arrondis
Bien visibles
Un, deux, trois

Et il était là
Ce caillou
Plus serein que les autres car bleuté

J’ai machinalement esquissé le geste
De tendre la main pour le ramasser
Mais que je me suis rendu compte
Que pour cela il me fallait de nouveau être en vie
Pour la première fois, j’ai souffert de devoir revivre

J’ai rouvert les yeux,
C’était par une nuit profonde
Les larmes versées dans mon rêve étaient encore chaudes

Ce caillou bleu aperçu il y a dix ans dans un rêve

A-t-il été ramassé entre-temps
S’est-il échappé
Est-il perdu à jamais
Est-il cette ombre bleutée
Qui s’est immiscée dans mon demi-sommeil au petit matin

Ce caillou bleu
Aperçu il y a dix ans dans un rêve

Sera-t-il encore là
Pareil à un œil impassible
Si je retourne voir le fond
De ce ruisseau scintillant»

Dans la seconde partie: «De humani corporis fabrica» (1), elle évoque toujours son corps, mais beaucoup plus dans le sens de la souffrance physique qu’il subit. L’auteure nous parle p.ex. d’entorses, de yeux en sang, d’os brisés, de lèvres, de langue… Encore une fois, les couleurs sont là, surtout le blanc, le rouge, le noir… La nature bien sûr, avec p.ex. la neige, la glace, les fleurs, les oiseaux, les arbres… Le temps qui passe, et bien entendu sa finalité, la mort, omniprésente dans les poèmes…

«Esquisse du soir 3
– La vitre»

«Traversant la surface glacée
De la vitre
Le soir tranquille se glisse à l’intérieur

Un soir sans rien de rouge

Dans la cour de la maison voisine
Flotte, suspendu à la corde à linge attachée à un arbre,
Le manteau bleu marine d’un uniforme d’écolière

(Les soirs comme celui-ci
Mon cœur dort dans un tiroir)

Surface glacée de la vitre
Gardienne du silence

Moi, si prompte à ouvrir la bouche

J’apprends à me taire à jamais»

Dans la troisième, intitulée : «Les feuilles au soir», Mme. HAN évoque des moments très précieux avec un enfant (le sien sans doute…), le fait de s’occuper de lui, de le câliner, de le calmer quand il pleure, d’apaiser ses peurs… Sans doute la partie la plus intimiste du recueil…

«À Hyo, hiver 2002»

«Et si la mer venait jusqu’à moi
S’est demandé l’enfant
Apuré
Elle déferlait de loin, de très loin
Elle déferlait
L’enfant pensait qu’elle continuerait
De monter jusqu’à nous

La mer n’est pas venue jusqu’à toi
Mais en déferlant
Elle te semblait monter sans fin
Tu t’es abrité derrière mes jambes
Comme si moi
Je pouvais te protéger
De toute chose
Même de la mer

Lorsque tu tousses à t’étouffer
Quand tu rends tout ce que tu as mangé
Tu appelles maman, maman
En sanglotant
Comme si moi
J’avais le pouvoir de te protéger des dangers

Bientôt, hélas
Tu te rendras compte
Que tout ce que je peux faire
C’est me souvenir
De cette houle géante
Du temps qui passe
De ce qui croit
Et face à ce qui disparaît
Et à ce qui naît
Me souvenir que nous étions ensemble

Il s’agit seulement de garder inscrits dans mon corps
Depuis toujours un corps de sable
Ces moments qui sont des perles irisées
Cette intimité d’un temps ensemble étreint

Ne t’en fais pas
La mer n’est pas encore venue
Au point de nous emporter
Nous resterons tous deux ensemble
A ramasser d’autres cailloux blancs, d’autres coquillages
À sécher nos chaussures mouillées par les vagues

À secouer le sable rugueux
Puis de temps en temps
Effondrés
À essuyer nos larmes de nos doigts sales

L’avant dernière partie est intitulée: «Hiver de l'autre côté du miroir». Ici étonnamment, tous les poèmes ont ce même titre, suivi d’un numéro, 1 ; 2 ; 3 etc… Jusqu’à 12. Un peu comme si l’auteure avait voulu nous raconter une seule et même histoire qui se poursuit d’un poème à l’autre…
Il y a ici de très belles images qui évoquent la lumière, la lune, le soleil, les flammes, le regard, les yeux qui deviennent aveugles, les cheveux qui deviennent blancs…
Elle nous parle ici de choses toutes simples, comme sa vie quotidienne ou bien de ses voyages…

«Hiver de l'autre côté du miroir 5».

«Pas besoin d’ajuster à nouveau ma montre
Douze heures de décalage
Donc huit heures du matin

Je traîne
Une valise qui cahote

Une valise qui n’a pas vocation à entrer à l’hôpital
Ni à en sortir, juste une valise

Que je traîne alors qu’elle cahote sans blessure
Sans traces de sang

J’arrive par
L’autre côté du soir»

La dernière partie, «La maison plongée dans une lumière obscure», c’est un peu un mélange de tout ce qui précède, mais aussi une conclusion en forme de philosophie de la vie… Elle y évoque les couleurs, les fins de journée, le froid, le ciel, la lune, l’obscurité, l’absence, le vent, les flocons de neige, la mer, les flots, les vagues, la lumière… Et bien sûr toujours le corps, qui parfois vous trahit, qui est malade, mais qui toujours vous ramène vers la vie, vers le destin qui vous attend…

«Oido»

«Toute ma jeunesse est là
Deux barques en train de sombrer lentement
Tant de jours sans nom se sont écoulés
Je me suis laissé
Envahir
Les mots que j'ai si longtemps questionnés flottent comme des bouées
Les flots scintillent
Aveuglants
Les vagues jettent mille réponses contre la digue
Il y a tant d'amour
Je ne peux pas tout lire, dans mon cœur
Trop de veines pleines de sang chaud, mes jours,
Mes jours,
Vains,
Mes jours stupides
Jours obscurs, ils sont tous là!
Ils ont tous afflué pour s'assembler là.»

C’est une poésie tout à fait dans «l’esprit» asiatique. Il n’y a quasiment pas de points et très peu de virgules. Les thèmes et les images sont typiques, ce sont celles qui se retrouvent fréquemment chez les poètes de ces pays. Ici Mme. HAN y rajoute une délicatesse et une subtilité hors du commun. C’est parfois très intime, très poignant, et on y devine parfois la vie de l’auteure, cachée derrière ces simples vers! Elle ne nous cache rien de son spleen, de son mal de vivre, de ses dépressions, de ses maladies, de ses angoisses, de ses souffrances…

Est-ce que je recommande la lecture de ce recueil de poésie? Oui! «Ces soirs rangés dans mon tiroir» est sans aucun doute une lecture indispensable pour s’imprégner de l’univers si singulier de l’autrice. C’est une poésie très triste, dépouillée, épurée, subtile, avec des très belles envolées lyriques, et des images parfois très symboliques, parfois très réelles, parfois très métaphysiques… Mais toujours d’une grande beauté!

La parole à la poétesse:

«Mark Rothko et moi 2»

«Voilà à peu près ce qu'on trouve
Dans une âme quand on la coupe en deux
Pour voir ce qu'il y a dedans
Ça sent le sang
Appliqué à pleine éponge, non pas au pinceau
Des couleurs visqueuses
Se dégage l'odeur du sang de l'âme
Sereinement rouge

Ainsi se fige
La mémoire
Le pressentiment
La boussole
De ce que je suis
De moi-même

Ça s’infiltre
Et ça se répand

Votre sang
Coulant comme de l’eau
Dans mes vaisseaux.

Entre
L’obscurité et la lumière

La nuit de l’abysse profond
Qu’aucun bruit
Qu’aucune lumière n’atteint
Un soir d’antan
Parmi les nébuleuses
Explosées il y a mille ans

S’infiltrant
Se répandant

Jaillissant de la nuit ensanglantée
Longtemps contenue

Comme un oiseau qui vient à l’instant
De traverser
Des nuages zébrés d’éclairs

C’est le sang de votre âme
Dans mes veines.»

(1). «Sur le fonctionnement du corps humain», célèbre traité d’anatomie humaine d’Andreas VESALIUS (1514 – 1564).