Kolkhoze
de Emmanuel Carrère

critiqué par Veneziano, le 13 septembre 2025
(Paris - 47 ans)


La note:  étoiles
Mère illustre et passé familial
Emmanuel Carrère est marqué par la disparition de sa mère, historienne de renom, spécialiste de l'Union soviétique et fine connaisseuse de langue et littérature françaises. Il s'est certes constitué une carrière à part, une notoriété autonome, mais il explique tout autant son admiration pour elle que la délicatesse d'évoluer sous une telle aura. De plus, la difficulté est venue de la manière de vivre cette double culture, originelle et actuelle, géorgienne et française, et l'ancien protectorat russe sur la Géorgie, tout comme de la manière de glorifier un passé familial en gommant les zones d'ombre. Aussi sa mère lui en a-t-elle voulu d'avoir écorné la mémoire de son propre père dans Un roman russe, en rappelant sa position délicate pendant l'Occupation. L'auteur décrit la relation entre ses deux parents, plus complexe qu'en apparence, comme la nostalgie de toute une existence avec eux, malgré les inévitables nuages dans le grand ciel bleu.

Ce récit familial s'avère aussi sensible que sincère, descriptif et analytique, d'une forme de poésie sans fard, d'une sensibilité à fleur de peau. Voilà qui instruit et fait réfléchir sur les origines, les secrets de famille, les sangs mêlés. Il appelle à être utilement médité.
le cauchemar des bien-pensants 8 étoiles

Le dernier roman d'Emmanuel Carrère, Kolkhoze, a donné lieu à une polémique déclenchée par l'orthodoxie communiste blessée du monde de la critique littéraire, et notamment Collateral puis Mediapart, le premier présentant l'ouvrage comme "un Carrère problématique avec un Kolkhoze trouble avec l'extrême droite", ce qui appelle quelques commentaires avant qu'on se penche sur le cœur de cet article : le cauchemar des bien-pensants.
Premier commentaire : "problématique"

En prétendant qu'une œuvre ou qu'un auteur puisse être problématique, on admet qu'il existe une orthodoxie et une hétérodoxie, un cadre duquel sortir pose problème, et c'est cela qui est réellement problématique : la littérature doit-elle se conformer à des commissaires politiques pour avoir droit de cité ? Si oui, quelle différence alors entre une œuvre littéraire et un tract politique ? Quid de la liberté de l'écrivain ? La liberté est-elle possible pour un écrivain qui déplaît à ceux qui pensent être l'orthodoxie littéraire et morale ? Enfin, d'où parlent ceux qui considèrent une œuvre comme problématique si ce n'est de leurs propres opinions qui sont par définition subjectives et qui ne sauraient donc - sauf tyrannie - s'imposer aux autres citoyens ? Ainsi, c'est l'usage même du terme problématique qui est problématique, révélateur d'une entreprise tyrannique.

Second commentaire : "trouble avec l'extrême droite"

On n'a jamais entendu des critiques littéraires se plaindre qu'une œuvre ou un auteur ait un lien trouble avec l'extrême gauche, avec le socialisme, avec le féminisme, avec le centrisme ou avec le libéralisme. Mais il est largement répandu de dénigrer une œuvre ou un auteur car il appartiendrait à (ou serait proche de) l'extrême droite, et cela pose un double problème :

1/ Ce que les critiques (et au-delà les journalistes, éditorialistes, célébrités et politiciens) appellent extrême droite est toujours très vague et à peu près n'importe quel citoyen attaché à sa terre, à ses racines, à ses traditions ou à son pays peut entrer à un moment ou un autre dans la catégorie des "extrémistes de droite", ou tout simplement des "fachos", on se rappelle par exemple qu'à la fête de l'Humanité cette année, c'est carrément le secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel, qui fut traité comme un fasciste par des partisans du député NFP/LFI Raphaël Arnault.

2/ Même si un écrivain ou une œuvre était réellement classable à l'extrême droite, on voit mal en quoi cela altèrerait sa qualité littéraire ou sa pertinence intrinsèques, sauf à considérer qu'en littérature il n'y aurait que les bonnes œuvres écrites par des citoyens compatibles avec la gauche ou son extrême et les mauvaises œuvres écrites par des citoyens compatibles avec l'extrême droite, ce qui serait purement anti-intellectuel et authentiquement partial et militant.

La question se pose donc, la littérature française et sa critique doivent-elles être validées par une section locale du Parti socialiste pour avoir droit de cité ? De la réponse à cette question dépend le visage de notre paysage intellectuel : caporalisé ou libre.

M'est avis que la liberté vaut mieux que le caporalisme socialo-communiste.

Le cauchemar des bien-pensants

Ceci étant dit, voici pourquoi cet article s'appelle le cauchemar des bien-pensants.

Kolkhoze est un roman sur la vie de la mère de l'auteur, Hélène Carrère d'Encausse, qui s'ouvre par l'hommage national qui lui fut rendu le mardi 3 octobre 2023, retrace l'histoire familiale de la mère (et du père) d'Emmanuel Carrère, et s'achève sur la mort de sa mère. Ce roman de près de 600 pages, édité chez P.O.L., est une lecture agréable, grâce au talent de l'auteur, même s'il est un peu trop structuré et qu'il ressemble ainsi parfois plus à un "travail" qu'à une narration. Cependant, ce livre fut une excellente compagnie, et l'on comprend aisément que son contenu ait par moment pu déplaire aux thuriféraires de la bien-pensance, alors que justement, la rareté des propos tenus dans cet ouvrage, en comparaison avec l'insignifiance ou le parti-pris opposé qui font habituellement florès dans la littérature française, est de nature à faire de cet ouvrage un objet littéraire rafraîchissant - parti pris positif - ou au moins "différent" ou "original" (et non pas "problématique" comme voudraient le faire croire les commissaires politiques évoqués plus haut).

En effet, dans Kolkhoze, la liberté de ton et la liberté intellectuelle d'Emmanuel Carrère, nous offrent des passages à même de ravir un lecteur pas spécialement fan du goulag ou du soviet. En vrac : critique de la terreur rouge, retour sur la diabolisation du national-socialisme, retour sur l'héroïsation de la résistance, avis positif sur les poèmes de Fresnes de Robert Brasillach, respect pour Maurice Bardèche, critique de la féminisation des mots, antimaoïsme, dénigrement de mai 68 et de "libération" de l'Algérie par le FLN, on comprend qu'un lecteur n'aimant lire que des œuvres politiquement compatibles avec le socialo-communisme ait passé un mauvais moment, malgré les distances prises ça et là par Emmanuel Carrère avec ce qui pourrait ressembler à de l'extrême droite. Voici quelques citations extraites de l'ouvrage pour se faire une idée :

Sur le communisme :

[...] une haine de classe que Lénine chauffait à blanc en répétant chaque jour son mantra : "Fusiller ! Fusiller ! Fusiller ! Terroriser ! Terroriser ! Terroriser ! Gazer ! Gazer ! Gazer !" "Ne demandez pas à un homme, disait aussi Lénine, ce qu'il a fait de bien ou de mal, mais à quelle classe sociale il appartient. C'est de cela seulement que doit dépendre son sort. - Mais alors, lui a demandé un peu troublé son commissaire du peuple à la justice, Steinberg, pourquoi un commissariat à la justice ? Pourquoi pas plutôt un commissariat à l'extermination sociale ? Ce serait plus clair." Lénine, avec sa tête de Kalmouk et son sourire rusé : "Parfaitement clair. Seulement nous ne pouvons pas le dire."

[...] confronté aux échecs patents du communisme partout où on l'a appliqué, le communiste les explique invariablement par le fait qu'on n'a pas poussé assez loin l'expérience, ou qu'elle n'a pas été menée dans les bonnes conditions, ou qu'elle a été sapée par des ennemis du peuple - au lieu d'aller à la conclusion naturelle : si le communisme dans 100% des cas ne produit que des tyrannies sanguinaires, ce n'est pas une succession d'accidents fâcheux mais sa nature même.

Sur le national-socialisme :

Est-ce qu'on devait, en tant que Français, considérer que l'ennemi c'était l'Allemagne ? Ou considérer l'Allemagne comme le rempart de la civilisation contre le bolchevisme ?

Sur la résistance :

[...] Georges, qui avait été collaborateur, était un homme irréprochable, les résistants qui l'avaient assassiné étaient de basses crapules.

Sur Robert Brasillach :

Devant le peloton d'exécution, le 6 février 1945, il refuse le bandeau sur les yeux. [...] il écrit à la prison de Fresnes des poèmes [...] réellement beaux. Ma mère en connaissait plusieurs par cœur.

Sur Maurice Bardèche :

[...] après la guerre, il devient fasciste. Pur fasciste, fasciste intégral. On peut reprocher bien des choses à Maurice Bardèche mais pas l'opportunisme : parmi tant de résistants de la onzième heure, le type qui se découvre fasciste après la défaite du fascisme mérite une forme paradoxale de respect.

Sur la féminisation des mots :

[...] "l'auteur de ces lignes" (pas "l'autrice", évidemment : la tête sur le billaud ma mère n'aurait jamais écrit "l'autrice").

Sur la maoïsme :

[...] la révolution culturelle maoïste - alors engagée, à ciel ouvert et sous les regards bienveillants d'un nombre significatif d'intellectuels occidentaux, dans l'éradication de plusieurs millions de Chinois [...]

Sur mai 68 :

[...] le chahut d'enfants gâtés [...]

Sur le FLN :

[...] FLN - sans se douter que ce parti indépendantiste allait après l'indépendance, quarante années durant, transformer l'Algérie en dictature féroce et corrompue digne de l'Union soviétique et d'ailleurs financée par elle.

On comprend qu'à la lecture de ces citations, un commissaire politique bien-pensant - même déguisé en lecteur lambda - s'étouffe et appelle à la mort sociale de l'auteur, affublé de l'étiquette problématique et trouble avec l'extrême droite qui a pour but de le salir et de pousser des œuvres beaucoup plus politiquement correctes dans la course au Goncourt...

Bruno Hirout auteur - - 43 ans - 26 octobre 2025


La recherche du temps perdu 9 étoiles

Chaque fois que je lis un ouvrage d’Emmanuel Carrère, surtout lorsqu’il s’agit de livres autocentrés ou centrés sur la famille et les proches de l’écrivain, c’est mon penchant pour l’empathie et pour l’indulgence qui s’impose. Il y a, chez cet auteur, je ne sais quel accent de sincérité désarmante qui génère quasi automatiquement, chez le lecteur que je suis, quelque chose de l’ordre de la bienveillance. Ce n’est cependant pas le cas de tous les lecteurs d’Emmanuel Carrère, surtout s’ils sont précisément de ses proches, en particulier de sa famille. Preuve en est les remous et les fâcheries qu’engendra, en 2007, la parution d’Un roman russe, ouvrage dans lequel l’auteur racontait, entre autres récits, l’histoire de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili, émigré géorgien venu en France dans les années 1920. La mère d’Emmanuel, l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, n’apprécia pas du tout que son fils se fît biographe d’un homme exécuté après la Libération pour avoir collaboré avec l’occupant allemand.
Ces faits-là, Emmanuel Carrère les relate à nouveau dans Kolkhoze, mais dans un ouvrage de grande ampleur, brassant son histoire familiale sur plusieurs générations, depuis ses ancêtres russes et géorgiens jusqu’à aujourd’hui, dans un livre qui n’occulte rien de ce qui fâche tout en conservant, d’un bout à l’autre, ce ton à la fois doux et simple qui est la marque de fabrique de l’auteur. De son illustre mère, il est beaucoup question dans ce livre, mais aussi de son père, un père sans qui, d’ailleurs, il aurait été difficile de mener à terme le projet de l’ouvrage, puisque c’était lui, le père, qui s’était adonné, des années durant, à des recherches généalogiques classées dans des dossiers.
Comme le fit Marguerite Yourcenar, Emmanuel Carrère propose une fresque, à la fois historique et intime, semée d’anecdotes, traversée par des soubresauts politiques, de celles et ceux qui furent ses ancêtres, du côté paternel et du côté maternel. Ce regard porté sur les générations d’hier éclaire les portraits qui s’imposent dans la suite du livre, ceux des parents d’Emmanuel Carrère mais aussi de son oncle Nicolas Zourabichvili avec qui il entretient des liens de grande proximité.
Le récit, en effet, se resserre progressivement autour de ces figures centrales, parmi lesquelles se détache, bien sûr, celle de la mère, éclairant au passage le choix du titre de l’ouvrage, le mot « kolkhoze » étant prononcé au cours d’un rituel du soir, au temps où Emmanuel et ses sœurs étaient des enfants : « Marina, étant la plus petite, prenait la place dans le lit des parents. Nathalie et moi tirions nos matelas ou simplement des coussins autour du lit. Notre mère avait donné un nom à ce rituel du dortoir : faire kolkhoze. Nous adorions faire kolkhoze. Je ne sais pas jusqu’à quand nous l’avons fait — je dirais : bien après que nous avons cessé de croire au père Noël ».
De son père, qui connut des jours de grande souffrance, Emmanuel Carrère livre un portrait extrêmement touchant. Mais c’est bien sûr sa célèbre mère qui occupe une place centrale, une mère dont l’auteur se garde de se faire l’hagiographe. Emmanuel Carrère n’occulte rien de cette mère qui fut, par exemple, dans sa jeunesse, l’amie des intellectuels fascistes Robert Brasillach et Maurice Bardèche et, au soir de sa vie, bien peu clairvoyante au sujet de Vladimir Poutine. Elle fut également d’une dureté extrême avec certaines personnes, en particulier son mari. Elle fut une femme de principes et de convictions et nombreuses sont, dans le livre de Carrère, les récits et les anecdotes démontrant cette rigidité. Cependant, le portrait que fait de sa mère Emmanuel Carrère reste très contrasté et prend, assez souvent, des accents de grande douceur. Spécialiste reconnue de la Russie et de l’ex URSS, Hélène Carrère d’Encausse aimait Dostoïevski, qu’elle fit découvrir à son fils, mais pas Tolstoï, que celui-ci découvrit néanmoins avec bonheur.
Bien des personnages secondaires surviennent au cours des pages de l’ouvrage, entre autres celles concernant un certain père Olympe, prêtre orthodoxe dont l’abnégation et la générosité furent exemplaires. Mais le sentiment qui domine pour le lecteur, c’est qu’Emmanuel Carrère a d’abord et avant tout voulu écrire ce livre pour sa mère, pour mieux en cerner les multiples facettes, les complexités, pour mieux dire, au bout du compte, combien il l’a aimée. Les pages finales de l’ouvrage, celles où il est question de la maladie et de la mort d’Hélène Carrère d’Encausse ne peuvent laisser de marbre quiconque. « Autrefois, écrit Emmanuel Carrère, en des temps qui nous sont devenus presque incompréhensibles, on disait que chacun, se présentant à la porte du paradis, devait montrer à saint Pierre ce qui le rendait digne d’y entrer. On disait : voilà, j’ai été une petite boule de secrets, de laideurs, de remords et de regrets, comme tout le monde. Je n’ai pas assez aimé, ou tellement mal. Mais n’oublie pas, saint Pierre, que j’ai été cela aussi. Que j’ai à un moment eu ce visage candide qui mérite que tu me sauves. Et cela, pour ma mère, cela qui la sauvait et à quoi elle devait s’accrocher quand l’angoisse l’étreignait, au cœur de la nuit, dans l’absurde et héroïque petit lit rose, je pense que c’est de nous avoir tenus dans ses bras, mes sœurs et moi, quand nous étions de tout petits enfants, et de nous avoir aimés d’un amour si confiant et si grand, plus grand que tout. »

Poet75 - Paris - 69 ans - 25 septembre 2025