Histoire d'une vie
de Aharon Appelfeld

critiqué par Sahkti, le 19 janvier 2005
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
La douceur d'Appelfeld
Comment expliquer avec les mots justes ce que j'ai ressenti à la lecture de cette "Histoire d'une vie", celle d'Appelfeld.
Un certain malaise, c'est clair. Tout d'abord parce qu'il existe bien ancré chez moi (et chez d'autres, je sais) un puissant sentiment d'incompréhension et de colère face à cette situation sournoise qui s'est mise en place dès les années 1936-1938 dans l'Europe de l'est, face à ces ghettos qui se sont installés sous l'oeil impassible d'un tas de gouvernements, face à cette politique d'extermination et d'exil qui a rapidement révélé son vrai visage. Cela me bloque très vite, je dois d'abord surmonter la puissance de ma colère pour avancer dans le récit.

Ensuite, et c'est lié à cette révolte ressentie à laquelle je viens de faire référence, parce que je suis abasourdie par la douceur et la sagesse qui se dégagent des lignes de Aharon Appelfeld. Peu de colère. Sans doute a-t-il appris à vivre avec cette rage et à la contenir, au fil des années, mais comment est-ce possible après avoir vécu tant d'humiliations? Pas de rancoeur ou de rancune, simplement de l'amertume pour ces années perdues et tous ses proches disparus. Un manque flagrant, celui de ses parents, mais le tout est narré avec une telle douceur de vivre que c'est impressionnant et j'avoue que ça m'a dérangée par moments. J'étais traversée par le dégoût face à certaines scènes (l'enclos Keffer par exemple ou ce convoi d'enfants qu'on embarqua dans un train sous le regard terrorisé des femmes du village), partagée entre l'émotion de la tristesse et un certain désir de vengeance, même par procuration. Mais vengeance de quoi? Je n'ai rien connu de tout cela, rien vécu, il existe un fossé infranchissable qui est et demeurera toujours, celui de l'expérience. C'est sans doute cela qui fait toute la différence et permet à Appelfeld de déployer autant de trésors de douceur et de philosophie. Il l'a vécu, il sait comment faire pour tenter d'échapper à la douleur de ses souvenirs ou apprivoiser sa mémoire. Sur ce point, le livre regorge de beaux passages sur le silence, son prix et sa force, sur ces mots avec lesquels il faut compter pour continuer à vivre, ce qu'on veut dire et ce qu'on préfère taire.
C'est, au-delà de l'importance d'un tel témoignage, une belle leçon de tolérance vis-à-vis de soi-même et un pas décisif dans la quête de la maturité.
Témoignage de l'horreur 10 étoiles

Bien sûr Appelfeld a été une des victimes de cette immense folie qu'a été la deuxième guerre mondiale et qui, malheureusement, continue à faire agir les hommes. Il y a cette incroyable et stupéfiante aventure d'un enfant survivant pendant plusieurs années, seul, sans aucun recours, soit en pleine nature, soit auprès d'habitants plus ou moins généreux. Il ne s'agit pas d'un récit chronologique mais d'une sorte de puzzle dans lequel se mêlent faits, souvenirs, réflexions, dans une étonnante douceur, beaucoup de nostalgie et une grand subtilité.
Mais il n'y a pas que cela.
Son passage en Italie, son voyage vers la Palestine montrent que d'autres types de difficultés ont succédé à cette première étape. Puis il y a la période d'intégration en Palestine. Et celle-ci, quoique moins poignante, est riche d'enseignements. On y trouve de profondes réflexions sur les langues (hébreu, yiddish, allemand) et leurs croisements, les constituants de la judéité, le rôle de l'héritage paternel et maternel: "Mon enfance,mes parents et mes grands-parents se trouvaient dans un autre décor. Je ne pouvais les arracher à la terre et à la faune qui étaient les leurs."(p.202-3) et pour couronner le tout l'impact de la vocation d'écrivain et de l'écriture. Tous ces points de vue se mélangent dans un texte dont la lecture se révèle à la fois facile et d'une grande richesse intellectuelle et morale, restituant un parcours de formation d'une grande originalité (c'est le moins qu'on puisse dire) et d'une grande profondeur.

Falgo - Lentilly - 85 ans - 22 avril 2019


Poignant 9 étoiles

Plutôt que d'entreprendre la rédaction d'une autobiographie en bonne et due forme, à l'exemple de ce que font beaucoup d'écrivains, Aharon Appelfeld se contente ici de ne livrer aux lecteurs que des bribes de vie, quelques fragments extirpés d'une existence elle-même fragmentée. L'auteur est né en 1932 à Czernovitz, en Bucovine (un territoire intégré, à cette époque-là, à la Roumanie). A l'âge de huit ans, après l'assassinat de sa mère, il est déporté dans un camp d'où il s'évade quelques mois plus tard avant de se cacher, pendant trois ans, dans les forêts ukrainiennes. En 1946, il réussit à embarquer sur un bateau et à se rendre en Palestine. Sa vie hors norme, il explique lui-même qu'il lui est impossible de la raconter dans son intégralité. Trop de faits inouïs, trop de souffrances, sont enfouis dans son âme sans pouvoir en sortir. Il faut donc ne pas demander davantage que ce qu'il peut rassembler dans ce livre. Tel qu'il est, cet ouvrage n'en est pas moins bouleversant autant par ce qu'il dit expressément que par ce qu'il laisse deviner ou entrevoir. C'est un livre qui met l'humain à nu, tel qu'il est, avec ses innombrables misères, ses lâchetés et ses égoïsmes, mais aussi avec ses grandeurs, ses générosités, son aptitude au sacrifice de soi. En temps d'épreuves, comme le raconte Aharon Appelfeld, on rencontre beaucoup d'êtres médiocres, mais aussi quelques êtres purs, quelques êtres saints. Grâce à eux, on ne peut désespérer de l'humanité.

Poet75 - Paris - 68 ans - 21 octobre 2016


Histoire d'une écriture 9 étoiles

Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation. La mémoire est fuyante et sélective, elle produit ce qu'elle choisit. Je ne prétends pas qu'elle produit uniquement le bon et l'agréable. La mémoire, tout comme le rêve, saisit dans le flux épais des évènements certains détails, parfois insignifiants, les emmagasine et les fait remonter à la surface à un moment précis. Tout comme le rêve, la mémoire tente de donner aux évènements une signification....

La mémoire et l'imagination vivent parfois sous le même toit. Durant ces années mystérieuses, elles semblaient concurrentes. La mémoire était réelle, solide, d'une certaine façon. L'imagination avait des ailes. La mémoire tendait vers le connu, l'imagination embarquait vers l'inconnu. La mémoire répandait toujours sur moi douceur et sérénité. L'imagination me ballottait de droite à gauche et, finalement, m'angoissait...

Je me souviens très peu des six années de guerre, comme si ces années n'avaient pas été consécutives. Il est exact que parfois, des profondeurs du brouillard épais, émergent un corps sombre, une main noircie, une chaussure dont il ne reste que des lambeaux. Ces images, parfois aussi violentes qu'un coup de feu, disparaissent aussitôt, comme si elles refusaient d'être révélées, et c'est de nouveau le tunnel noir qu'on appelle la guerre. Ceci concerne le domaine du conscient, mais les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire. Si je savais y puiser, je serais submergé de visions. J'ai réussi quelquefois à écouter mon corps et j'ai écrit ainsi quelques chapitres, mais eux aussi ne sont que les fragments d'une réalité trouble enfouie en moi à jamais...

Ce livre n'est pas un résumé, mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine. Que le lecteur ne cherche pas dans ces pages une autobiographie structurée et précise. Ce sont différents lieux de vie qui se sont enchaînés les uns aux autres dans la mémoire, et convulsent encore. Une grande part est perdue, une autre a été dévorée par l'oubli. Ce qui restait semblait n'être rien, sur le moment, et pourtant, fragment après fragment, j'ai senti que ce n'étaient pas seulement les années qui les unissaient, mais aussi une forme de sens.


Ces passages extraits de la préface écrite par l'auteur expliquent bien l'impression ressentie à la lecture. Et sont peut-être une réponse à ce qui est dit plus haut. Il nous manque tellement de choses..

Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n'ai pas vu sa mort, mais j'ai entendu son seul et unique cri.

Et c'est tout, on n'en saura pas plus.
Parce que , par un mécanisme de refoulement bien compréhensible, surtout chez un enfant aussi jeune, seul le cri a subsisté dans la mémoire. Et que si l'imagination a pu suppléer à certains moments aux insuffisances de la mémoire, elle ne peut pas agir pour quelque chose d'aussi fort, qui provoque une sidération complète et une impossibilité de mettre en mots. Faute de paroles justes. Et c'est pour cela que ce récit d'Une vie (non de SA vie..) semble si dépourvu d'affects ,si froid, si clinique. On ne survit pas après de tels traumatismes en ne refoulant pas ses émotions. Preuve en est le nombre de suicides des survivants.
Il a fallu un temps infini à Aharon Appelfeld pour, sauf pour certains évènements donc, comprendre ce qu'il pouvait transmettre à son niveau.

Au début des années cinquante, lorsque j'ai commencé à écrire, les mots sur la guerre coulaient déjà à flots. Nombreux étaient ceux qui racontaient, témoignaient, se confessaient et jugeaient. Ceux qui avaient promis à leurs proches et à eux-mêmes de tout raconter après la guerre tenaient leurs promesses. ainsi apparurent les carnets, récits et volumes de mémoire. Beaucoup de douleur est figée dans ces parchemins, mais aussi de nombreux clichés et considérations extérieures. Le silence qui avait régné pendant la guerre et peu après était comme englouti par un océan de mots.
Nous avons l'habitude d'entourer les grandes catastrophes de mots afin de nous en protéger. Les premiers mots de ma main furent des appels désespérés pour trouver le silence qui m'avait entouré pendant la guerre et pour le faire revenir vers moi. Avec le même sens que celui des aveugles, j'ai compris que dans ce silence était cachée mon âme et que, si je parvenais à le ressusciter, peut être que la parole juste me reviendrait. Mon écriture fut d'abord un claudiquement pénible. les épreuves de la guerre grouillaient en moi, lourdes et pesantes, et je voulais les refouler plus encore. Je voulais construire une nouvelle vie sur mon ancienne vie. Il m'a fallu des années pour me retrouver, mais, une fois cela accompli, la route était encore longue. Comment donne-t-on forme à ce contenu brûlant? Par où commence-t-on? Comment relier les chaînons. Quels mots utilise-t-on?
Sur la Seconde Guerre mondiale, on écrivait principalement des témoignages. Eux seuls étaient considérés comme l'expression authentique de la réalité. La littérature, elle, apparaissait comme une construction factice. Moi, je n'avais même pas de témoignage à offrir. Je ne me souvenais pas des noms de personnes ni de lieux, mais d'une obscurité, de bruits, de gestes. C'est uniquement avec le temps que j'ai compris que ces matières premières étaient la moelle de la littérature, et que, partant de là il était possible de donner forme à une légende intime.


Et voici donc d'où vient une oeuvre au style épuré, une poétique fondée sur la contemplation et l'introspection, tout , y compris le plus atroce, est plus suggéré que démontré, les phrases sont très claires et simples, écrites en " mode mineur", il le dit, comme pour mieux faire comprendre l'étouffement constant de ce qui risquerait d'exploser et de détruire.
Histoire d'une vie et histoire d'une écriture.

Paofaia - Moorea - - ans - 16 janvier 2014


Et la rage ?... 8 étoiles

Il est vrai que ce livre n'en contient quasiment pas et qu'il n'est pas évident de le comprendre. Mais les marques et les cicatrices ne s'effacent pas pour autant.

Primo Levi a même été capable d'écrire un livre comme "La trève" qui fait penser à une sorte d'épopée qui ne manque pas de moments presque comiques. Dans "Le mort qu'il faut" Semprun décrit aussi des situations horribles, mais presque comme si elles faisaient partie de la vie, d'une certaine vie... Je crois qu'il a simplement voulu nous montrer à quel point l'homme arrive à s'adapter. Pour autant qu'il veuille véritablement survivre.

Cela fait trois soirs que des témoins de cela, des anciens des camps, nous racontent certaines choses. J'ai été frappé par le calme de deux femmes et un homme qui nous en parlaient...

Sahkti, tu le dis très justement, ne l'ayant pas vécu, nous ne pouvons comprendre. Et puis, à chacun son tempérament. Lévi ne s'en est jamais remis, alors que Semprun et bien d'autres oui. Même s'ils n'arriveront jamais à effacer certaines images de leur esprit.

Jules - Bruxelles - 80 ans - 19 janvier 2005