Mon coeur pris par la tombe
de Ivan Bounine

critiqué par Septularisen, le 22 juillet 2025
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et la pâle étoile polaire brille // Immobile dans l‘abîme de la voûte céleste.»
NUIT ET JOUR

«Je lis un vieux livre pendant les longues nuits
Près du feu tremblant solitaire et silencieux:
Tout passe – la souffrance, la joie, et les chants
Seul Dieu est éternel. Il est dans le silence de la nuit céleste.

Au point du jour par la fenêtre je vois un ciel clair,
Le soleil se lève et les montagnes appellent vers l’azur :
Laisse ton vieux livre sur la table jusqu’au soir.
De l’éternel Dieu les oiseaux chantent la joie!» (1901)

Si dans nos pays, la notoriété d’Ivan Alekseïevitch BOUNINE (1870 – 1953) est celle du romancier, qui masque le poète, il était dans son pays considéré comme un des plus grands poètes de son temps, admiré par des écrivains comme Vladimir NABOKOV (1899 – 1977) (1) et Maxime GORKI (1868 – 1936) (2) et encore aujourd’hui par Vladimir FÉDOROVSKI (*1950) (3). Il reste d’ailleurs encore inexplicablement méconnu en France, plus de soixante-dix ans après sa mort à… Paris!

«Sur les hauteurs, au sommet enneigé,
J'ai taillé un sonnet avec un couteau d'acier.
Les jours passent. Il se peut que jusqu'à maintenant
Les neiges aient gardé ma trace solitaire.

Dans les hauteurs, là où les cieux sont si bleus,
Où rayonne avec allégresse la lumière de l'hiver,
Seul le soleil regardait le stylet
Tracer mon poème sur le glacier émeraude.

Et je jubile à la pensée qu'un poète
Me comprendra. Que jamais dans la vallée
Ne le réjouisse le salut de la foule !

Dans les hauteurs, là où les cieux sont si bleus,
J'ai taillé à l'heure de midi un sonnet
Pour celui qui est dans les hauteurs, et pour lui seul.» (1901)

Madeleine de VILLAINE nous présente ici une sélection de poèmes choisis dans toute l’œuvre du poète russe, dont la poésie reflète souvent sa vie et son parcours. Après la révolution Russe de 1917 il pressent très vite un avenir tragique pour son pays. En 1920 il s’exile volontairement en France, il sera d’ailleurs une des figures majeures de l’émigration russe…

«Nous nous assîmes près du poêle dans l’entrée,
Seul devant le feu mourant,
Dans la vieille maison désertée,
Dans cette contrée reculée de la steppe.

La braise rougit sombrement dans le poêle,
Dans l’entrée froide il fait noir,
Et le crépuscule avec la nuit se mêlant
Par la fenêtre bleuit comme la mort.

La nuit est longue, grise, percée par les loups,
Alentour la neige s’étend à l’infini
Et dans la maison il n’y a que nous et les icônes
Et la terrifiante proximité de l’ennemi.

Un temps d’abomination et de sauvagerie
Il m’est donné de voir,
Et mon cœur est pris par la tombe
Comme cette fenêtre par le froid.» (30/09/1917)

Il décrit avec vigueur et grandeur la magnificence des paysages russes (et des autres pays) qu'il a traversés. Les souvenirs qui lui reviennent se retrouvent dans des poèmes remplis de très belles images teintées de nostalgie…
Ce sont des vers captivants, simples, directs, efficaces, ciselés, étincelants, qui vous entraînent directement dans son univers. Ce sont des poèmes qui nous présentent une vision de l’immensité de la nature, qui sont d’une perfection et d’une profondeur époustouflante…

DANS LES MONTAGNES

«La poésie est obscure, par les mots inexprimée:
Qu’il m’a ému ce versant sauvage.
Un vrai rocailleux et solitaire, un enclos de moutons,
Le feu des pâtres et l’âcre senteur de la fumée!

Par une étrange alerte et par la joie pressé
Mon cœur me dit : Reviens, reviens, sur tes pas!»
La fumée a senti sur moi comme un doux aromate,
Et avec jalousie et tristesse je passe à côté.

La poésie n’est pas, certes pas dans ce que le monde
Nomme poésie. Elle est dans mon héritage.
Plus j’ai de richesse, plus je suis poète.

Je me dis, ayant perçu la trace obscure
De ce que ressentit mon aïeul dans son enfance d’autres âges :
Il n’y a pas dans le monde différentes âmes et le temps non plus n’est pas» (12/02/1916)

Malheureusement la musicalité des textes, louée par tous ses admirateurs, ne peut se restituer dans la traduction française, mais pour le moins le traducteur a su préserver le formidable rythme des poèmes de M. BOUNINE, ce qui ne peut que nous réjouir, puisque l’essentiel de la beauté des poèmes est toutefois préservée…

LA COLLINE

«Une colline au-dessus des prairies et des sillons alentour.
Un coucher de soleil décoloré, l’obscurité…
Loin derrière des amoncellements, un croix au-dessus d’un couteau
C’est un moulin arrêté.

Que l’aube est triste ! Et comme elle est lente
A se consommer dans l’espace endormi des plaines !
Et on entend la chant à peine distinct d’une enfant
Puis le sanglot d’une buse… Et encore le silence…
Nuit, nuit muette. Il n’y a personne.

Il n’y a personne, et tout autour la sombre nuit et la glèbe,
Et nul son dans leur étendue ne résonne…
On le dirait maudit ce pays, ce peuple dont la terre
Est si vide voilà déjà mille ans»

Une poésie d’une profondeur rare pourtant 'enrobée' d’une simplicité déconcertante, dont je ne peux que vous recommander une lecture attentive…
Je laisse, comme toujours, le mot de la fin au poète:

AU MILIEU DES ÉTOILES

«La nuit s’est installée, les étoiles ont refroidi le sable.
Glissant dans le sable, je marchais derrière la caravane,
Et la Voie Lactée, torrent qui se dédouble,
Blanchissait au-dessus en brume lumineuse.

Elle était vaporeuse, transparente et haute.
Elle disparaissait dans les montagnes au-delà du Jourdain.
Elle tombait à l’orient sombre
Vers d’autres étoiles, vers les contrées oubliées du paradis.

Glissant dans le sable, je marchais derrière un chameau.
Le chameau devenait noir, son grand corps
Sur le cavalier faisait balancer le canon du fusil.

La selle sèche grinçait comme du bois,
Et le cavalier, l’air inanimé, secouait
Sa tête arrosée d’étoiles.» (28/10/1916)

P. S. : Rappelons qu’Ivan BOUNINE est en 1933 le premier écrivain russe lauréat du prix Nobel de littérature mais, exilé en France, il est alors considéré comme… Apatride!.. Il dira d’ailleurs: «Toute la soirée le téléphone sonne, on m’envoie des télégrammes de partout, mais pas de Russie.»

(1). : Cf. : Ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/1111
(2). : Cf. : Ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/4897
(3). : Cf. : Ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/4897