 |
Mémoires d'un Juif Rebelle
de Vladimir Issacovitch
critiqué par Lucien, le 6 mars 2025
( - 69 ans)
La note:
|
|
La Pantomime du goy |
|
Si l’éditeur de Vladimir Issacovitch avait refusé le titre "Mémoires d’un Juif rebelle", l’auteur aurait pu intituler son livre "Le Juif errant" ou encore "La Pantomime du goy".
"Underground" de Kusturica, l’un des films préférés de l’auteur, se clôture sur cette phrase : « Cette histoire ne se termine jamais. » De même, l’histoire du « Juif errant ». La saga familiale de l’auteur et la sienne propre sont comme calquées sur le destin de ce personnage, le « grand maudit » (et le « suprême Savant » ?), condamné à l’exil perpétuel. Ainsi des parents de l’auteur, Juifs russo-ukrainiens (un oxymore, par les temps qui courent…) passés par Kharbin et Vladivostok avant d’atterrir en Belgique. Ainsi de l’auteur lui-même qui, né à Liège (comme Foulek Ringelheim dont le récit posthume Boule de Juif n’est pas sans rappeler ces Mémoires d’un Juif rebelle), évoque les années de guerre à Saint-Étienne, le retour en Belgique après la guerre, la nationalité belge obtenue « par option » par l’apatride en 1952, les démêlés du figurant d’opéra à Vienne, la couverture de l’Expo 58 par l’étudiant en journalisme qu’il est alors, le séjour à Moscou, en 1960, pour l’employé de la Sabena qu’il est devenu, les souvenirs majorquins du guide pour une agence de voyage allemande, le démarchage, à Marseille, auprès de collectionneurs juifs… bref, la vie surmultipliée d’un homme, avec ses coups de foudre, ses coups de sang, ses coups bas.
La vie d’un jeune homme qui se peint ainsi, au moment de la demande de naturalisation :
"D’emblée, le « client » plut à Grégoire. Le profil du récipiendaire idéal. Grand, sportif, vêtu d’un blouson en toile de « battle-dress », comme c’était dans les années 50 la mode, Ivan Singer respirait la netteté que l’on pouvait exiger d’un nouveau Belge. Il portait à la boutonnière un insigne couleur bleu ciel reproduisant une miniature de balle pelote et le sigle du club, « la pelote nismoise », qui reproduisait le château du village de Nismes, bordé par l’Eau Noire. Le substitut était aux anges."
Quant à la Pantomime du goy, une expression qui revient ici comme un leitmotiv, elle désigne le déchirement du Juif partagé entre « l’identité juive » et la nécessité, héritée des années noires, de la cacher au moyen de divers expédients : « qu’aucun détail dans ma silhouette, ma démarche, ne puisse révéler mon ascendance », « manger du porc avec insistance », « me faire cataloguer aux yeux de tous comme un grand admirateur de l’URSS », « brasser l’air d’énormes signes de croix »… Peine perdue, la plupart du temps : le faux goy est bien souvent démasqué par un « coreligionnaire » alors même qu’il n’est ni pratiquant, ni circoncis, et qu’un acte de baptême orthodoxe devrait lui assurer la tranquillité.
Schizophrénie, en somme, car l’ascendance est là, indiscutable : « N’oublie jamais, Ivan ! Tu es juif, juif comme moi je suis corse. Point ! »
Cet écartèlement me rappelle la confidence que m’avait faite, en 2004, Foulek Ringelheim, et que j’ai retrouvée avec émotion dans ses souvenirs posthumes :
"Ma mère nous fit ses adieux dans un parloir où on nous laissa seuls. Elle m’implora en yiddish d’obéir à monsieur le curé, de ne révéler à personne que nous étions juifs, sinon nous serions tous les trois arrêtés et déportés. Puis elle nous fit jurer, mon frère et moi, de ne jamais oublier que nous étions des Juifs et de rester juifs, quoi qu’il arrive. Je promis en yiddish de ne jamais oublier ce que je venais de promettre au curé d’oublier. J’appris ainsi que le mensonge était une vertu salutaire. J’allais bientôt me mentir à moi-même. Comme dit La Rochefoucauld, nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes."
Autre forme – et non la moindre – que prend ce perpétuel déguisement : le recours aux pseudonymes. Car dans ces Mémoires, mis à part sur la couverture, il n’est jamais question de « Vladimir Issacovitch » mais, tour à tour, d’Yves (ou Ivan) Singer (prononcé Singé), Marc Kaplan (devenu Capelaene), Dim Krugman, et – pourquoi pas ? – comble de la « belgitude » : Beulemans !
Ce qui amène le lecteur à se poser la question : ces Mémoires sortent-elles vraiment sans travestissement de la « mémoire » de l’auteur Vladimir Issacovitch (ami, dans le Bruxelles des années 1950, d’Arthur Haulot, Albert Ayguesparse, ou Ernest Mandel, toute une intelligentsia de gauche) ou comportent-elles une part d’invention, de « littérarisation » ? Le dernier chapitre nous incite à opter pour la seconde hypothèse, intitulé qu’il est « Le JE de ce livre n’est pas moi », citant l’épigraphe des Faux Passeports de Plisnier, lui-même recopiant Gerhardi, lui-même paraphrasant Rimbaud.
Un livre de 2009 qui n’a rien perdu de son actualité, ne serait-ce que pour la tension toujours vive, dans l’esprit d’un Juif sans religion, entre soutien à l’État d’Israël et compassion pour le sort des Palestiniens. « Cette histoire ne se termine jamais. »
|
|
|