Mémoires
de Bertrand Tavernier

critiqué par Poet75, le 4 décembre 2024
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
Un passionné passionnant
C’est l’une des (rares, trop rares) belles surprises de cette fin d’année 2024 que la parution de cet ouvrage, tant espéré par tant de cinéphiles. Quand la mort l’emporta, le 25 mars 2021, Bertrand Tavernier laissait le manuscrit, malheureusement inachevé, de ses Mémoires. Le texte en est publié, maintenant, en l’état, sans retouches, par les éditions Actes Sud. Bien évidemment, Bertrand Tavernier n’avait pas pu le relire pour éventuellement l’amender, le corriger. Tel qu’il est, néanmoins, il ne manquera pas de ravir, de passionner, j’en suis sûr, tous ses lecteurs. Une fois l’ouvrage lu, on n’aura qu’un seul regret, que Bertrand Tavernier n’ait pas vécu suffisamment pour mener ce projet à son terme.
Les quelques 500 pages qui nous sont livrées s’arrêtent avec le récit du tournage d’Un dimanche à la campagne, film de 1984. On ne peut que rêver à ce que Bertrand Tavernier aurait pu écrire, raconter, sur les nombreux autres films qu’il réalisa à la suite de celui-là. Il faut nous contenter de ce qui nous est transmis et c’est déjà beaucoup, tant ces pages de Mémoires sont passionnantes, tant elles en disent long, nonobstant la retenue inhérente aux Lyonnais, sur l’homme que fut Tavernier, sur ses passions, sur ses talents de créateur.
De Lyon, précisément, il est beaucoup question au début de l’ouvrage puisqu’il s’agit de la ville où naquit et grandit Bertrand Tavernier. Il en parle avec chaleur, de cette ville qui, comme il l’écrit, lui « avait pris le cœur ». Paris, ajoute-t-il, « ne tenait pas la comparaison ». Ces pages sont également l’occasion, pour lui, de parler de ses parents, en particulier de son père, avec qui les relations furent plus ou moins compliquées. On apprend ainsi que ce père, René, s’il fut admirable du point de vue de son engagement dans la Résistance comme de ses talents d’homme extrêmement cultivé, le fut beaucoup moins avec son épouse qu’il empêcha de divorcer, quitte à rendre invivable l’atmosphère qui régnait à la maison. On apprend au passage que, durant la guerre, les parents de Bertrand cachèrent Louis Aragon et Elsa Triolet dans une mansarde (et que le fameux poème Il n’y a pas d’amour heureux fut écrit pour la mère de Bertrand, ce qui mécontenta fortement Elsa !).
Ceux qui, du vivant de Bertrand Tavernier, lisait assidûment son blog, l’avait déjà perçu, mais ce livre de Mémoires le confirme : c’est la littérature qui fut, avant le cinéma, sa grande passion, passion qu’il conserva précieusement jusqu’à la fin de sa vie. Adolescent, il fut un lecteur enthousiaste de Jules Verne (« On ne dira jamais assez le choc qu’a représenté Jules Verne pour des générations de gamins qui découvraient des inventions miraculeuses, exploraient les mers, sillonnaient les contrées les plus lointaines avant que d’essayer d’atteindre la lune. »), puis de Jack London, de Stevenson, de Kipling, etc. Et, plus tard, quand il devint cinéaste, c’est dans les romans qu’il puisa la source et l’inspiration de la plupart de ses films. « On a voulu, explique-t-il, m’accoler des influences uniquement cinématographiques alors que des romanciers, des poètes, des peintres et des hommes de théâtre ont joué un rôle tout aussi important. »
Passés les cinq années de morosité qu’il dut subir en tant que pensionnaire chez les Oratoriens de Saint-Martin, sa vocation de cinéaste naquit et grandit rapidement, au point qu’il en négligea ses études. Il créa un ciné-club, le Nickel Odéon, avec sa règle, « le refus de toute soumission à un clan ou à une chapelle », et son parrainage, celui, excusez du peu, de Jean-Pierre Melville, un cinéaste dont, cependant, il n’approuva pas les méthodes de tournage pour le moins brutales. Bientôt, il eut l’occasion de voyager aux États-Unis où il put rencontrer des cinéastes qu’il aimait : Don Siegel, Tay Garnett, Allan Dwan, Richard Bartlett, Richard Fleischer, William Witney. Bertrand Tavernier fut, ne l’oublions pas, tout au long de sa vie, un passionné du cinéma d’autrui et ne rata pas une occasion de commenter et vanter les films des autres et, à l’occasion, d’en rencontrer les réalisateurs. Les pages qu’il consacre à Michael Powell, à Stanley Kubrick, à Elia Kazan, à Raoul Walsh, parmi d’autres, sont exaltantes.
Bien sûr, Bertrand Tavernier s’exprime de manière tout aussi captivante sur ces propres films. Quantité d’informations nous sont livrés quant à la genèse et à la mise en œuvre des premiers films qu’il réalisa, à commencer par L’Horloger de Saint-Paul, inspiré par un roman de Simenon, jusqu’à Un dimanche à la campagne en passant par Que la fête commence, Le Juge et l’Assassin, La Mort en direct, Une semaine de vacances, Coup de torchon, Mississippi Blues,etc. Beaucoup de remarques et de notations à propos de ces films sont d’une grande pertinence. Ainsi de ce souci de ne pas filmer frontalement la violence dans Le Juge et l’Assassin : « Je ne veux pas filmer les meurtres, les viols, la moindre scène qui pourrait paraître excitante, où la violence se transformerait en spectacle. » On aimerait que tous les cinéastes soient habités par la même exigence et fassent preuve des mêmes scrupules.
Passionné par son art, Bertrand Tavernier fut aussi un militant ardent de sa défense, y compris sur le plan politique, en s’engageant dans plusieurs associations. Il lutta, entre autres, bec et ongles, contre la colorisation des films en noir et blanc et contre les coupures publicitaires pendant la diffusion des films à la télévision. Sur ce plan, il s’opposa fermement à une certaine gauche ultralibérale : « Le parti socialiste, écrit-il très justement, en dehors de Jack Lang, restera d’une stupéfiante frilosité sur nombre de sujets culturels. » Tavernier se battit aussi pour maintenir l’exception culturelle, pour que les œuvres culturelles conservent un statut différent de celui des biens de consommation.
On peut en juger par ce qui précède, ce livre de Mémoires de Bertrand Tavernier abonde en réflexions intéressantes qui ne sont pas seulement un retour nostalgique vers un passé révolu mais une invitation à la curiosité et à l’exigence pour que perdurent et le cinéma et la création artistique sous toutes ses formes.