L'homme qui marche
de Christian Bobin

critiqué par Eric Eliès, le 23 novembre 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Célébration de Jésus à fleur d'humanité
Cette mince plaquette, à la couverture élégante et imprimée sur un beau papier, qui se lit en moins d’un quart d’heure, contient 33 pages. Faut-il y voir un symbole ? Car l’homme qui marche, jamais nommé, c’est Jésus. Non pas un Jésus déifié, ou une figure historique du passé, mais un Jésus présent, toujours vivant et en mouvement comme un guide éclairant le chemin.

Ils sont d’abord quatre à écrire sur lui. Ils ont, quand ils écrivent, soixante ans de retard sur l’événement de son passage. Soixante ans au moins. Nous en avons beaucoup plus, deux mille. Tout ce qui peut être dit sur cet homme est en retard sur lui. Il garde une foulée d’avance et sa parole est comme lui, sans cesse en mouvement de tout donner d’elle-même.

Bobin ne célèbre pas sa foi mais la parole et l'élan de Jésus ; il célèbre, avec des mots justes et touchants, et des images poétiques qui enjambent les siècles pour faire résonner une présence vivante, son admiration et son amour pour un homme entraînant l’humanité dans sa marche… Bobin rejette en quelques mots les hiérarchies et les pesanteurs des sociétés marchandes et exalte la vie, la beauté des choses simples, l’amour et le mouvement, comme si rien n’était acquis, comme si rien n’était figé, comme si tout était encore à construire et reconstruire, éternellement, dans l’élan d’un passage dont les traces et l’écho se prolongent infiniment :

Ce que l’on sait de lui, on le tient d’un livre. Avec l’oreille un peu plus fine nous pourrions nous passer de ce livre et recevoir de ses nouvelles en écoutant le chant des particules de sable, soulevées par ses pieds nus. Rien ne se remet de son passage et son passage n’en finit pas.

Il n’y a aucune grandiloquence chez Bobin, ni même aucune emphase mystique, et la dimension divine n’est jamais mise en gloire. Dieu n’est d’ailleurs jamais écrit avec majuscule. Bien au contraire, Bobin, avec des mots simples et retenus où s'esquissent parfois des reproches implicites au faste de l’Eglise, brosse à petites touches, en courts paragraphes comme autant de coups de pinceaux, un émouvant portrait de Jésus en mouvement, en portant successivement son regard

- sur l’attention portée au prochain :
L’humain est ce qui va ainsi, tête nue, dans la recherche jamais interrompue de ce qui est plus grand que soi. Et le premier venu est plus grand que nous : c’est une des choses que dit cet homme. C’est l’unique chose qu’il cherche à faire entrer dans nos têtes lourdes. Le premier venu est plus grand que nous : il faut détacher chaque mot de cette phrase et le mâcher, le remâcher.

- sur l’humilité extrême de sa parole :
Il dit qu’il est la vérité. C’est la parole la plus humble qui soit. L’orgueil serait de dire : la vérité, je l’ai. Je la détiens, je l’ai mise dans l’écrin d’une formule. La vérité n’est pas une idée mais une présence. Rien n’est présent que l’amour. La vérité, il l’est par son souffle, par sa voix, par sa manière amoureuse de contredire les lois de pesanteur, sans y prendre garde.

- et sur un amour absolu dont la grandeur est le dépouillement et la faiblesse, non la puissance :
Que des millions d’hommes se soient nourris de son nom, qu’ils aient peint son visage avec de l’or, fait retentir sa parole sous des coupoles de marbre, cela ne prouve rien quant à la vérité de cet homme. On ne peut accorder crédit à sa parole en raison de la puissance historique qui en est sortie : sa parole n’est vraie que d’être désarmée. Sa puissance à lui, c’est d’être sans puissance, nu, faible, pauvre – mis à nu par son amour, affaibli par son amour, appauvri par son amour. Telle est la figure du plus grand roi d’humanité, du seul souverain qui ait jamais appelé ses sujets un à un, à voix basse de nourrice.

C’est par la ferveur, portée par une foi d’une sincérité touchante, de la célébration de l’humanité de Jésus que Bobin peut toucher tout lecteur, qu’il soit croyant ou non. Il y voit une manifestation de la beauté du monde. Cette célébration est aussi un appel à accompagner Jésus dans sa marche, où plutôt d’essayer de suivre son pas, à la fois rapide et hésitant. Jésus marche vers « là où il va », qu’il ignore lui-même. Ici, il y a un point de rupture que Bobin énonce avec justesse et modestie, laissant chacun face à son choix, sans prétendre affirmer une vérité qui ressemble à la folie :

Les quatre qui décrivent son passage prétendent que, mort, il s’est relevé de la mort. Là est sans doute le point de rupture : cette histoire qui emprunte par bien des côtés à la lumière sereine d’Orient, prend ici une dimension incomparable. Ou l’on se sépare de cet homme sur ce point-là, et on fait de lui un sage comme il y en eut des milliers, quitte à lui accorder un titre de prince. Ou on le suit, et on est voué au silence, tout ce que l’on pourrait dire étant alors inaudible et dément. Inaudible parce que dément. L’homme qui marche est ce fou qui pense que l’on peut goûter à une vie si abondante qu’elle avale même la mort. (...) Peut-être n'avons-nous jamais eu le choix qu'entre une parole folle et une parole vaine.

En tant que lecteur incroyant, j'ai aimé la beauté et la délicatesse de la parole de Christian Bobin qui, comme d'autres poètes et philosophes chrétiens (tel Miguel de Unamuno) avant lui, dévoile le noyau d'irrationalité au coeur du crédo chrétien et confronte le lecteur à un choix : y consentir ou pas ? Malgré sa petite dimension, c'est un livre qui peut toucher le coeur ou l'âme du lecteur et changer sa vie. A titre personnel, je ne me suis pas senti ébranlé dans mon refus (ou peut-être mon incapacité) à consentir à ce message d'espoir qui me semble être un déni de notre finitude et de la mort, qui est pourtant la mesure de tout ce qui naît et vit...