Le sang des innocents
de S. A. Cosby

critiqué par Poet75, le 15 novembre 2024
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
En enfer
Dans le Sud, écrit David Joy dans la préface de ce roman, « nous sommes tous soit descendants d’esclaves soit descendants d’esclavagistes. La guerre de Sécession n’a duré que quatre ans mais, un siècle et demi plus tard, le fardeau de cet héritage demeure écrasant. » Ce Sud hanté par ses vieux démons, c’est le cadre dans lequel S. A. Cosby fait évoluer les personnages de son polar, très précisément en Virginie dans le comté de Charon, comté imaginé par l’auteur, à l’exemple de Faulkner qui avait créé le comté fictif de Yoknapatawpha.
Charon n’est évidemment pas une appellation neutre : entrer dans le roman de S. A. Cosby, c’est traverser le Styx dans la barque de Charon pour aller visiter les enfers. En guise de portail, l’auteur relate un événement presque tristement banal aux États-Unis puisqu’il s’agit d’une fusillade dans un lycée. En l’occurrence, un seul homme a été tué, M. Spearman, professeur de géographie de bonne réputation, apprécié de tous. Le tueur, lui, serait un certain Latrell McDonald qui, retrouvé, tombe sous les balles des adjoints du shérif Titus Crown. L’affaire s’achève-t-elle déjà ? Non, elle ne fait que commencer. Cette tuerie n’est que la porte d’entrée qui mène aux enfers. Car Titus, en inspectant le téléphone de M. Spearman, y découvre l’horreur. Ce professeur si estimé était un pédocriminel ayant torturé et massacré des adolescents noirs. Sur les photos et les vidéos que contient le téléphone, il apparaît se livrant à ses actes barbares en compagnie de Latrell et d’un troisième homme dissimulant systématiquement son identité sous un masque. Autrement dit, si deux des pédocriminels sont morts, il en reste un qui court toujours dans la nature. On le conçoit aisément, tout le roman consiste dès lors à identifier et arrêter cet individu, ce qui ne se fera pas sans de grandes difficultés.
Cela étant établi, il reste à préciser combien S. A. Cosby fait preuve d’une grande habileté dans la conduite de son récit. Et, pour commencer, il faut souligner à quel point les personnages imaginés par l’auteur échappent à la banalité. C’est le cas, tout particulièrement, du shérif Titus Crown, personnage attachant et complexe, homme de droiture ayant projeté de bannir de la police le racisme qui la gangrène mais, bien sûr, sans y parvenir. Du fait de la couleur de sa peau, d’ailleurs, beaucoup continuent à voir en lui une sorte d’usurpateur. S. A. Cosby a créé là un personnage formidable, rongé par des culpabilités, tiraillé entre son attachement à la terre de son comté et le dégoût que lui inspirent les comportements de nombre de ses habitants.
Le Sud, tel que le décrit Cosby, est une terre sur laquelle semble planer une malédiction. Tout y est grevé par la pauvreté, les inégalités, la violence, les armes et ce, en dépit de la religion omniprésente. Celle-ci tient d’ailleurs une place significative dans le roman. Il y a des églises à foison, des pasteurs à tous les coins de rue, pour ainsi dire, ce qui n’empêche nullement le déchaînement des horreurs. Titus, lui, est en révolte contre Dieu depuis le décès de sa mère, comme il l’explique à son père : « Avant, je croyais en Dieu, papa. Même s’il ne m’avait jamais parlé, même s’il n’avait jamais répondu à mes prières, j’étais sûr qu’il sauverait maman. Qu’il empêcherait ses muscles de se calcifier. Qu’il la toucherait de sa main divine et qu’il soulagerait ses douleurs. Qu’il ferait cesser ses cris au milieu de la nuit. Mais il n’a rien fait. Maman est morte à quarante ans et la Terre a continué à tourner. »
Cette question d’un Dieu absent revient tout au long du roman comme un leitmotiv. Pour Titus, tout ce qui se rapporte à Dieu n’est que mensonge et la Bible elle-même lui semble « aussi corrompue que les hommes qui la [lisent] ». Quant aux pasteurs et aux fidèles qui fréquentent les églises, ils ne prennent même pas la peine de cacher leurs orientations politiques clairement racistes. Telles sont les réalités auxquelles est confronté le shérif, à quoi s’ajoute la démence du criminel recherché qui, lui, s’il croit en Dieu, y croit comme à un être distant, pire même, comme à un spectateur qui applaudit aux malheurs et aux atrocités du monde. Dans un des passages du roman, Cosby convoque le souvenir d’une des grandes romancières du Sud des États-Unis, Flannery O’Connor (1925-1964), mais pour invertir son propos : « Flannery O’Connor a écrit que le Sud était hanté par le Christ. » « Oui, il est hanté, rajoute Titus Crown (et, sans nul doute, Cosby lui-même), mais par l’hypocrisie du christianisme. Toutes ces églises, toutes ces bibles, et pourtant, les pauvres sont ostracisés, les femmes se font traiter de salopes quand elles portent plainte pour viol, et moi, je ne peux pas aller boire un verre à l’Oasis sans me demander si le barman a craché dans mon verre ». Ce roman incroyablement ténébreux nous confronte radicalement à la question la plus redoutable qui soit, celle du mal qui ronge et ensanglante notre monde.