Science et foi, les grandes controverses: Galilée, Darwin, Einstein
de Florian Laguens

critiqué par Eric Eliès, le 3 novembre 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Recension d'un essai érudit et profond, mais très accessible, sur les tensions historiques entre les sciences et la religion chrétienne, et sur la nécessité de rétablir un dialogue harmonieux entre la science, la foi et la philosophie
Contrairement à la plupart des ouvrages portant sur les rapports compliqués entre science et religion, qui adoptent en général un point de vue scientifique et cherchent à protéger le champ scientifique contre les intrusions dogmatiques de la religion (par exemple « science et religion » de Bertrand Russel, que j’ai présenté sur CL il y a plusieurs années), Florian Laguens (qui est enseignant au Collège des Bernardins) s’appuie sur sa foi (en l’occurrence chrétienne) pour tenter de montrer que, au-delà des malentendus et erreurs historiques, science et religion peuvent et doivent dialoguer en harmonie, avec la philosophie comme médiatrice, pour rétablir une approche sapientielle du savoir, retrouver une ambition de vérité et de sagesse contre le triple danger du scientisme, du relativisme et du fidéisme.
L’argumentation du livre, qui est limitée à une approche chrétienne et n’évoque pas les autres religions, développe trois controverses historiques (que je présente en détail ci-dessous), et des exemples de savants ayant surmonté l'apparente opposition entre la raison et la foi. La lecture est aisée, car les concepts scientifiques et théologiques sont présentés avec didactisme et sans vocabulaire trop technique.

Remarques personnelles :
On ne peut que louer l’effort de l’auteur de conserver un ton équilibré entre science et foi, et de rappeler l’importance de rétablir une forme de sagesse dans les travaux scientifiques pour ne pas nous égarer davantage dans les voies inhumaines où nous sommes déjà trop engagés… La foi est-elle nécessaire à cette approche sapientielle, comme l'affirme l'auteur en conclusion ? Les dangers d’une science sans conscience ont déjà été maintes fois dénoncés en vain depuis plusieurs siècles, et, malheureusement, il est donc possible que la foi soit le meilleur garde-fou. Néanmoins, elle ne suffit pas car elle menace elle aussi constamment – l’Histoire le démontre aisément (ainsi que les exemples cités dans l’ouvrage des pressions et menaces exercées par l’Eglise) - de verser dans le fanatisme ou l’aveuglement. L’auteur insiste à juste titre, en fin d'ouvrage, sur la nécessité de ne pas être « fidéiste », i.e. ne pas être un croyant qui renonce à l'usage de la raison, mais il est aussi dommage qu’il semble ignorer (ce dont témoignent les œuvres récentes de Michel Serres, Etienne Klein ou Aurélien Barrau) que la science n’est pas coupée de l’Etre, qu’elle touche également à l'ontologie en provoquant une prise de conscience sur les liens symbiotiques qui nous lient à la Terre et aux autres êtres vivants. Enfin, alors que le propos de l'auteur est de réhabiliter la philosophie comme intermédiaire entre science et religion, il est regrettable qu'il se focalise sur Saint Thomas d'Aquin puis Kant et omette Spinoza dont la réflexion sur le monde et sur Dieu, même si elle est très discutable d'un point de vue théologique, me semble d'une importance capitale. En effet, la difficulté du rapport entre religion et science ne réside pas dans l'existence ou pas de Dieu mais dans ce qu'on entend par Dieu. Ce n'est pas la transcendance elle-même qui est contestée mais le Dieu de la Bible, incarné et crucifié, et doué de volonté et de sentiments, que Nietzsche qualifiait de "trop humain" et qui n'est plus compatible de ce que nous savons de notre place dans le cosmos, où l’humanité n'est qu'une fugace bulle d’écume (cf "Voyage sur les flots de galaxies", présenté sur CL).

1. HELIOCENTRISME

La première controverse étudiée est celle de l’héliocentrisme et du procès intenté à Galilée, qui provoque encore d'intenses débats au sein de l’Eglise. L’auteur évoque ainsi, ce que j’ignorais, que Jean-Paul II avait, pendant son pontificat, déclenché des travaux et des études ayant conduit le Pape, lors d’un discours prononcé en 1992 à l’Académie pontificale des Sciences, à reconnaître les torts de l’Eglise et préconiser que la religion et la science devaient désormais veiller « chacune à prendre une conscience plus rigoureuse de sa propre nature ».

L'auteur commence par un rappel historique sur la thèse géocentrique, en vigueur depuis l’Antiquité. Aristote savait que la Terre était sphérique (les Grecs furent d’ailleurs capables d’en calculer le diamètre avec une précision étonnante !) mais la considérait comme étant immobile au sein d’un cosmos en mouvement. Aristote s'appuyait sur la démonstration suivante : si on lance un objet en l’air verticalement, il retombe à l’endroit d’où il a été lancé alors que si on le lance verticalement depuis un char en mouvement il retombe derrière le char : en conséquence, la Terre est immobile et tout ce qui est mouvement dans le ciel est en mouvement par rapport à la Terre immobile. Aristote considérait également que le monde physique existait depuis toujours mais créé et entretenu, parce que toute chose a une cause, par un « premier moteur », lui-même éternel et transcendant, nécessairement hors du monde pour ne pas être soumis à la causalité. Dans le modèle d’Aristote, les sphères célestes étaient parfaites et immuables tandis que la Terre était le lieu du changement et de la corruption. La philosophie d’Aristote fut assimilée par le dogme chrétien, notamment par Saint Thomas d’Aquin (dit le « docteur angélique »), pour former un corpus d’une grande cohérence, au moins sur le plan théorique. Néanmoins, au début du 16ème siècle, Copernic fit le constat que les phénomènes célestes s’expliquaient beaucoup plus aisément en considérant que le Soleil était immobile et la Terre en mouvement autour du Soleil. Copernic n’en fut pas inquiété, d’autant qu’il mourut rapidement après la publication de ses travaux. A l’époque, dixit l’auteur (qui n’évoque quasiment pas l’Inquisition…), la papauté n’était pas hostile aux réflexions spéculatives mais était toutefois très soucieuse de ne pas affaiblir le dogme dans un climat de fortes dissensions provoquées par le protestantisme, notamment sur la lecture des Ecritures et sur la transsubstantiation dans le sacrement de l’eucharistie. La transsubstantiation avait été définie par Saint Thomas d'Aquin à partir de la définition d’Aristote de la substance, qui distingue la matière et la forme. Selon l’auteur, c’est sur ce point que Galilée, en rejetant l’ensemble des thèses d’Aristote, est entré en conflit avec l’Eglise, et non sur la thèse héliocentrique qui ne posait pas de vraies difficultés théologiques.

Galilée :
A la fin du 16ème siècle, Galilée (qui est né en 1564) est invité par le pape Clément VII, qui veut moderniser l’Eglise (notamment pour être en mesure de réfuter les attaques théoriques des protestants), à étudier la thèse héliocentrique, pour la consolider et/ou la préciser. Tout d'abord, Galilée va rapidement mettre en cause certaines assertions d’Aristote qu’il réfute par l’expérience. Ainsi, l’explication de l’immobilité de la Terre est démentie par la chute d’un poids depuis le sommet du mât d’un bateau en mouvement et la perfection des sphères célestes est démentie par ce que dévoilent les premières lunettes astronomiques, qui montrent que les objets célestes sont semblables à la Terre, avec des montagnes, des cratères, etc. mais aussi que le Soleil lui-même présente des tâches aux formes variables. En parallèle, l’Eglise interroge ses propres astronomes (notamment les Jésuites du Collège romain), qui confirment les observations. Mais Galilée va aller bien plus loin et se montrer imprudent. En fait, le modèle de Galilée n’est pas Aristote mais Démocrite, philosophe présocratique qui a élaboré la théorie de l'atomisme selon lequel le monde est constitué de particules minuscules et indivisibles, dont l'assemblage et/ou le désassemblage sont la cause de tous les phénomènes. En promouvant la thèse atomiste, Galilée s’oppose à la définition aristotélicienne de la substance, or c’est celle-ci qui permet l’accomplissement du miracle de l’Eucharistie, auquel les protestants ne croient pas. En outre, lors d’échanges avec des personnes proches du Pape, Galilée va oser affirmer que, de même que les idées d’Aristote ne doivent pas être considérées comme des vérités intangibles, la Bible ne doit pas faire l’objet d’une lecture littérale au premier degré et peut être interprétée. Dès lors, Galilée va faire l’objet de plusieurs attaques pour le réduire au silence. En 1616, il est mis en accusation par le père Niccolo Lorini : néanmoins, ce n’est pas Galilée qui est condamné mais la thèse héliocentrique. Galilée en est informé mais, en 1623, il publie « Il Saggiatore », qui approfondit la thèse atomiste et conteste les travaux menés par des astronomes de l’Eglise, dont ceux du père Orazio Grassi qui avait commenté l’observation de comètes en reprenant la croyance d’Aristote que les comètes étaient des objets sublunaires, ce que Galilée savait être faux. Grassi en prend ombrage et sous-entend que Galilée raisonne en hérétique. Galilée s’obstine à défendre sa thèse et publie en 1632 le « Dialogue sur les deux grands systèmes du monde » qui va conduire à son procès. A 70 ans, Galilée est condamné et assigné à résidence, mais l'auteur souligne qu'il n’a jamais été brimé ou molesté.

Descartes :
Après Galilée, l’auteur évoque les figures, postérieures à Galilée, de Descartes et Gassendi. Le chapitre sur Descartes est, de manière un peu provocante, intitulé « Descartes, homme de Dieu » et insiste sur la foi catholique de Descartes, sa défense et sa justification du dogme chrétien, y compris de l’eucharistie. Néanmoins, Descartes fut attaqué et soupçonné de complaisance à l’égard des pays protestants, où il a très longtemps vécu. Quand, dans les « Méditations », Descartes argumente sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, Descartes place Dieu au cœur du monde comme créateur (= ce sans quoi le monde n’existerait pas), animateur (= via le mouvement qu’il a impulsé au monde physique) et régulateur (= via les lois physiques qu’il a définis). Ce Dieu ressemble si peu celui de la Bible que Bossuet, évêque et prédicateur, s’en est inquiété. Par souci d’éviter un conflit entre Descartes, qu’il semblait apprécier, et l’Eglise, Bossuet a d’ailleurs dissuadé la publication de certains écrits de Descartes, notamment ceux portant sur l’eucharistie où Descartes s’écarte considérablement de Saint Thomas d’Aquin. En effet, comme Galilée avant lui, Descartes remet en cause les thèses d’Aristote mais, plus prudent que Galilée, Descartes affirme la réalité de l’eucharistie et déclare que les choses divines dépassent la capacité humaine d’entendement. Dans ses lettres et essais, Descartes se montre toujours soucieux de ménager les susceptibilités mais il considère néanmoins que ses travaux ont permis d’élaborer une physique plus pertinente que la physique scholastique héritée d’Aristote et de Saint Thomas et que le concile de Trente se serait sans doute appuyé sur ses travaux s’il se tenait aujourd’hui. Néanmoins, malgré sa prudence, les thèses de Descartes sur l’eucharistie ont longtemps été jugés peu orthodoxes et n’ont été autorisées de publication qu’à la fin du 19ème.

Gassendi :
Quant à Pierre Gassendi, prêtre et astronome (né en 1592 et très tôt repéré pour son intelligence et son éloquence), il démontre, pour l'auteur, la possibilité de concilier les deux vocations. Ordonné prêtre en 1616, puis nommé à la chaire de philosophie d’Aix-en-Provence, il découvre l’astronomie en 1621, étudie les éclipses de Lune et de Soleil, et observe le premier, en novembre 1631, un transit de Mercure devant le soleil (prédit par Képler). Sa pratique de l’astronomie le conduit à remettre en cause la philosophie d’Aristote qu’il maîtrise parfaitement car il l’enseigne à ses étudiants. En 1624, il publie ses « dissertations en forme de paradoxes » où il démontre les limites de la philosophie d’Aristote, tout en déclarant se soumettre au jugement de l’Eglise. Que pensait-il vraiment ? Gassendi a peut-être vécu une double vie intellectuelle, enseignant et professant des choses auxquelles il ne croyait pas pour se prémunir des attaques de l’Eglise. Malgré la similitude de leurs démarches (ou peut-être à cause d’elle), Descartes et Gassendi auront une longue dispute, qui naîtra d’une lettre de Gassendi reprochant à Descartes de lui avoir « emprunté » ses travaux sur les parhélies (ou « faux soleils »). Cette querelle s’étendra aux arguments philosophiques sur l’existence de Dieu et sur l’atomisme, que Gassendi cherche à rendre compatible du christianisme (ce qui ne va pas sans difficulté). Gassendi va également se rendre célèbre par des expériences, notamment en réalisant l’expérience de la chute d’un objet depuis le mât d’un bateau que Galilée avait décrite mais n’avait pas concrètement réalisée. Néanmoins, progressivement, il va évoluer vers le silence, considérant que les mystères de la foi – notamment la transsubstantiation » - sont inaccessibles à la raison.

Remarques personnelles :
Cette partie s’achève sur la levée par le pape Benoit XIV de l’interdiction des ouvrages enseignant l’héliocentrisme, suite à la publication, en 1728, de preuves observationnelles irréfutables, et sur le constat de l’importance de la philosophie comme intermédiaire nécessaire pour assurer une médiation entre la science et la religion qui « sans elle sont vouées à l’incompréhension ». Elle est très intéressante par sa mise en exergue du problème central de la transsubstantiation, souvent occultée par les textes sur Galilée qui se concentre sur l’héliocentrisme or celui-ci n’était pas – visiblement – par le vrai sujet de controverse provoquée par la mise en cause de la philosophie d’Aristote. Néanmoins, le texte donne le sentiment de n’avoir pas épuisé son sujet. Il est très étonnant que Newton n’ait pas été évoqué, tant ce savant illustre fut aussi un fervent chrétien, même si sa lecture de la Bible était très personnelle et atypique, puisqu’il passa sa vie à y chercher des messages cachés qu’il n’osait pas dévoiler de peur d’être menacé par l’Eglise anglicane… Pascal n’est pas non plus évoqué, alors qu’il avait pourtant condamné la position de l’Eglise et le procès contre Galilée. Enfin, la présentation de Descartes n’évoque pas les difficultés logiques de son dualisme, à tel point qu'il est parfois supposé que Descartes ne croyait pas en ce qu’il écrivait et que ses méditations et démonstrations sur Dieu et l’âme n’étaient que le reflet de sa peur panique d’être inquiété par l’Eglise et l’Inquisition, à une époque où sévissaient les guerres de religion… L’auteur souligne que Galilée n’a jamais été torturé mais, quelques années auparavant, Giordano Bruno, qui défendait l’héliocentrisme et l’infinité des mondes, fut publiquement mis à mort. Il est dommage que ce procès et cette condamnation aient été omis de cette présentation de l’héliocentrisme, qui me semble trop minimiser le climat de terreur entretenu par l’Eglise…

2. EVOLUTIONNISME

La thèse de Darwin sur l’évolution des espèces fut immédiatement jugée incompatible avec le christianisme. En effet, dans la théorie de l’évolution, l’homme n’est pas créé par une puissance transcendante mais résulte d’un processus d’évolution ou plutôt (car Darwin n’emploie pas le terme "évolution" dans son livre « L’Origine des espèces », publié en 1859) de transformation. En France, le livre fut traduit avec une préface présentant la thèse de Darwin comme une « révélation rationnelle » s’opposant à l’irrationalité de la Bible et des religions. L’auteur détaille également la réaction hostile des milieux religieux et décrit l’un des procès intentés aux USA, dans les années 20, pour faire interdire l’enseignement du darwinisme dans les écoles. En 1925, à Dayton, le professeur John Scopes est arrêté en application de la loi Butler interdisant l’enseignement du darwinisme dans le Tennessee. William J Bryan, homme très religieux et plusieurs fois candidat à la présidentielle, représente l’Etat contre Scopes, qui de son côté est défendu par un grand avocat (Clarence Darrow) financé par des associations. William J. Bryan gagne le procès mais, médiatiquement, c’est Scopes et Darrow qui sortent vainqueurs, car ils sont arrivés à ridiculiser les arguments dogmatiques de Bryan. En réalité, ce procès n’est pas clos car évolutionnisme et christianisme sont toujours jugés largement incompatibles. C’est d’ailleurs le meilleur argument des philosophes matérialistes pour attaquer la religion et dénoncer Dieu comme une supercherie intellectuelle ou une hypothèse inutile (l’auteur cite Y. Quiniou – que je ne connais pas - en exemple de matérialiste « radical »).

Darwin :
Qui était Darwin (1809-1882) et fut-il vraiment "darwiniste" ? En effet, il n’est pas anodin de savoir que Darwin, après des études avortées de médecine à l’université d’Edimbourg (il ne supportait pas les travaux pratiques d’autopsie et de chirurgie !), avait, sur décision paternelle, commencé des études de théologie pour devenir pasteur anglican. Néanmoins, à Cambridge, Darwin se découvre une passion pour la biologie et la botanique, qu’il suit en auditeur libre et c’est à ce titre qu’il est invité, par son professeur, à embarquer sur le Beagle pour une expédition scientifique. Le voyage dure 5 ans (de 1831 à 1836 !) et Darwin, qui en revient enchanté, mettra plusieurs années à exploiter ses relevés, où émergent ceux du séjour aux îles Galápagos. En effet, Darwin a constaté, notamment en comparant les populations d’iguanes et de pinsons sur différentes îles, que les animaux ont développé des particularités physiques répondant aux spécificités de leur environnement comme si l’espèce s’était, à partir d’un ancêtre commun, diversifiée sous la pression des conditions naturelles. Darwin en déduit que les espèces ont une tendance spontanée à la variation (de même que les enfants ne ressemblent pas exactement à leurs parents) et que c’est l’environnement qui détermine l’évolution, en retenant les variations adaptées, de même que l’homme, dans l’élevage domestique, crée puis sélectionne les races qui sont le mieux adaptées. S’inspirant de Malthus, qu’il a lu avec attention, Darwin érige l’accès aux ressources et à la nourriture comme clef de la sélection naturelle : les animaux se reproduisent, se multiplient et c’est la concurrence – au sein de l’espèce et entre espèces – qui conduit à favoriser les individus les mieux adaptés. Peut-être effrayé par la contradiction entre sa théorie et le récit de la Genèse (où tous les animaux sont créés d’un seul coup par Dieu), Darwin hésite à publier ses travaux mais ses échanges avec d’autres chercheurs partageant ses vues le poussent à publier son livre. Grâce à des conférences organisées par ses professeurs, c’est un succès de librairie : le premier tirage est épuisé en une journée. Sa diffusion échappe à Darwin, qui doit faire face à des commentaires et des extrapolations qu'il ne partage pas. Il y a ceux qui condamnent une théorie contraire à la description biblique de la Genèse, mais aussi ceux qui appliquent la sélection naturelle aux groupes humains et érigent le combat et la lutte pour la vie en principes naturels. Karl Marx, qui vit à Londres et compte parmi les premiers lecteurs, y voit (malgré un « manque de finesse typiquement anglais dans l’analyse ») le « soubassement scientifique du principe de la lutte des classes historique ». A l’opposé, Herbert Spencer, qui fut très célèbre à la fin du 19ème siècle, y voit la justification de l’ultra-libéralisme : l’Etat doit intervenir le moins possible dans les affaires sociales et laisser se dérouler la concurrence pour permettre à la société d’évoluer et de s’améliorer.

De son côté, Darwin a une autre conception, qu’il expose en 1870 dans « La filiation de l’homme », livre longtemps resté ignoré. Darwin y expose l’évolution du corps humain et l’évolution de son comportement. Par comparaison morphologique avec d’autres espèces, et aussi par analyse des phases de développement du fœtus, Darwin établit que l’homme est lié aux animaux et postule un ancêtre commun aux hommes et aux grands singes (il n’a pas écrit que l’homme descend du singe). Il poursuit sur le comportement social, qu’il considère également induit par le processus évolutif mais, chez l’homme, le groupe a pris le pas sur l’individu et la sélection se joue entre groupes et non entre individus, tandis qu’au sein des groupes se développent des liens de solidarité et de cohésion, où les individus faibles ne constituent pas des fardeaux ou des fragilités mais des points de cristallisation d’empathie. En fait, Darwin se positionne à l’opposé du darwinisme social promu par les ultra-libéraux. Je reproduis une citation de Darwin par l’auteur :

L’aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l’essentiel une conséquence inhérente de l’instinct de sympathie, qui fut acquis originellement comme une partie des instincts sociaux (…) Nous ne saurions faire obstacle à notre sympathie, même sous la pression d’une raison implacable, sans porter une atteinte dégradante à la plus noble partie de notre nature.

Revenant aux rapports entre science et religion, l’auteur, en citant Jean-Paul II, dévoile que l’Eglise ne condamne plus la théorie de l’évolution. Là où Descartes marquait une rupture entre l’homme et l’animal, Darwin (qui sur la fin de sa vie était devenu athée et s'irritait des attaques de l'Eglise) établit une continuité. Toutefois, pour la religion chrétienne, les deux sont possibles car, ainsi que l’avait observé Thomas d’Aquin, c’est dans l’intelligence spéculative que réside la ressemblance de l’homme avec Dieu. En fait, seule la thèse selon laquelle l’esprit émerge de la matière vivante voire n’en est qu’un épiphénomène, est incompatible du christianisme. En revanche, il est tout à fait possible d’imaginer que le corps humain soit le fruit d’une évolution de la matière vers une forme capable de recevoir l’âme spirituelle donnée par Dieu.

Teilhard de Chardin :
Le père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) a forgé une théorie évolutionniste du christianisme. L’auteur peine un peu à présenter en quelques pages une théorie aussi complexe et foisonnante que celle de la spiritualisation totale de la matière, où l’homme n’est qu’une étape d’un processus cosmologique d’ascension continue vers Dieu. Néanmoins, le portrait de Teilhard est intéressant car il montre bien les contradictions de l’homme et du prêtre, qui a été tenu éloigné d’Europe et dont les écrits ont été interdits de publication de son vivant et sont d’ailleurs toujours condamnées par l’Eglise (ce que j’ignorais, tant ces œuvres me semblent avoir été largement diffusées). En fait, pour Teilhard, comme l’homme n’est qu’une étape destinée à être dépassée sur le chemin vers Dieu, la religion chrétienne elle-même est appelée à être rendue caduque et remplacée par un néo-christianisme. Son obsession est celle de la fusion totale en Dieu et de l’unité du cosmos en un « Christ universel » vers qui convergent toutes les monades. Il rêve d’une transsubstantiation non plus dans l’hostie mais dans l’Univers tout entier. La soif d’absolu de Teilhard l’expose à la tentation du panthéisme, qu’il n’épouse pas mais qu’il évoque en des termes qui posent problème à l’Eglise. Teilhard interprète largement les Ecritures, allant jusqu’à refuser la réalité du péché originel car sa conception d’une évolution ascendante est incompatible de la notion de chute depuis le paradis terrestre. Pour lui, le péché n’est pas un évènement mais un état initial, que la Puissance Divine arrange, transforme et élève.

3. BIG-BANG

Georges Lemaître :
Le chapitre sur le big-bang est le plus court et, contrairement à ce qu’annonce la couverture, la figure scientifique mise en exergue n’est pas Einstein mais l’abbé Georges Lemaître (1894-1966), qui fut l’un des premiers à concevoir, à partir de la Relativité, un modèle d’univers en expansion issu d'une singularité initiale. En 1915, Einstein publie son article sur la Relativité Générale et propose la description d'un univers statique. Néanmoins, un autre physicien (de Sitter) en déduit un modèle dynamique en extension (avec l’hypothèse - grossièrement simplificatrice – d’un univers vide). Parallèlement, des astronomes américains (Vesto Slipher, Edwin Hubble, Henrietta Leavitt) entreprennent des séries d’observations pour tenter de déterminer si l’Univers est constituée de notre seule galaxie ou si les nébuleuses sont des objets extragalactiques. En 1925, la question est résolue : il existe des multitudes de galaxies. En outre, ces galaxies semblent s’éloigner de nous, et ce d’autant plus vite qu’elles sont lointaines. Edwin Hubble, qui est troublé par l'interprétation possible de ses observations, n’en déduit pas l’expansion et se contente de rendre compte de ses mesures. Arthur Eddington (1882-1944), directeur de l’observatoire de Cambridge, et son élève, Georges Lemaître (1894-1966), jeune prêtre étudiant en physique et cosmologie, vont alors élaborer un modèle en expansion dont la première mention est un article de Lemaitre, en 1927, paru dans une revue scientifique belge. Il ne fait pas grand bruit, d’autant que, lorsque Lemaitre en parle à Einstein, celui-ci juge son modèle « tout à fait abominable ». Néanmoins, Eddington et De Sitter le reprennent et le diffusent. En 1946, Lemaitre publie « L’hypothèse de l’atome primitif », où l’univers serait né de l'explosion initiale d'un noyau primordial, hypothèse que l’astronome Fred Hoyle, pour la tourner ridicule, baptise le « big bang ». Fred Hoyle défendait l’hypothèse de l’état stationnaire contre Lemaitre et Gamow, un scientifique qui avait fui l’URSS et avait, en 1948, proposé un scénario des débuts de l’univers et de la nucléosynthèse primordiale. La théorie de l’état stationnaire a été disqualifiée, au profit de celle du « big bang », par des observations faites dans les années 60.

Contrairement à tous les autres savants précédemment évoqués, Lemaitre n’a jamais eu de problèmes pour concilier sa foi et ses travaux, ni de relations difficiles avec l’Eglise. Au contraire, il a été nommé en 1936 membre de l’Académie pontificale des Sciences par Pie XI et en devenu président en 1960, nommé par le pape Jean XXIII. Pour Lemaitre, tout est affaire d’équilibre et de limites entre les disciplines, qui lui semblent clairement établies : il ne faut pas lire la Bible comme un manuel scientifique et il ne faut pas croire que la science puisse sauver une âme.

Remarque personnelle : j'ai apprécié cette longue présentation de Lemaître, émaillée de citations. En effet, Lemaître est toujours mentionné dans les ouvrages de vulgarisation mais jamais véritablement présenté, comme si son double statut de scientifique et de prêtre le mettait en marge de la communauté scientifique. En revanche, l'auteur ne souligne pas assez que la résolution de la dualité religion/science de Lemaître a été facilitée par le fait que ses travaux scientifiques ne suscitent aucune difficulté dogmatique, tant le "big bang" ressemble au "fiat lux" biblique (même si Lemaître se garde bien de faire une comparaison et renvoie simplement à l'impossibilité de modéliser la singularité initiale).

4. LE DIALOGUE ENTRE SCIENCE ET FOI

Ce qui est simple pour Lemaître ne l'est pas pour la plupart des gens, en cette époque où la religion est même fréquemment perçue comme une ennemie des sciences. L’une des difficultés soulignées par l’auteur est la confusion entre « modèle » et « réalité », ainsi qu'entre « création » et « commencement » (confusion que ne faisait pas Aristote, qui considérait que l’univers avait été créé mais de toute éternité, sans commencement). S'appuyant sur les leçons d’épistémologie de Karl Popper et de Thomas Kuhn, Florian Laguens rappelle qu’un modèle scientifique n’est pas une description du réel mais un ensemble d’hypothèses, inductives et déductives, formant le cadre de travail d’une communauté et dont la validité reste toujours provisoire, jusqu’à sa réfutation par l’expérience d’anomalies qui la mettent en tension et conduisent à son dépassement. En soi, la science n’énonce aucune vérité.

Le livre s’achève sur la nécessité de renouer avec « la philosophie comme sagesse ». Depuis Kant et Hume, il semble établi que la raison (pas plus que la science pour les raisons expliquées plus haut) ne peut apporter aucune certitude. Depuis, la pensée occidentale glisse sur la pente du relativisme, autant spéculatif que moral, qui mine la société et la désagrège. Toute notre intelligence est vouée à l’action individualiste et au "progrès", à agir pour agir sans aucun souci de vie intérieure, ni du bien et du mal. Pour l’auteur, qui reprend les propos des papes François et Jean-Paul II, seule l’Eglise a encore le souci de porter une vérité sur l’Etre. La science, qui étudie le monde sous l’angle du mesurable, ne délégitime pas les messages de l’Eglise sur ce qui n’est pas quantifiable dans le monde, et sur le salut de l’âme. Il est donc nécessaire de rétablir l’harmonie entre science et foi, qui ne s’opposent pas mais se complètent sous réserve que la philosophie retrouve une ambition de vérité et puisse servir de médiatrice pour redevenir une clef de sagesse capable d’ordonner les connaissances et les mettre en perspective. Cette nécessité a été affirmée par des hommes aussi différents qu’Erwin Schrödinger, Henri Bergson et Jean-Paul II, que l’auteur cite tous trois longuement en donnant le mot de la fin à Jean-Paul II et son encyclique "fides et ratio" :

En exprimant mon admiration et mes encouragements aux valeureux pionniers la recherche scientifique, auxquels l’humanité doit une si grande part de son développement actuel, je ressens le devoir de les exhorter à poursuivre leurs efforts en demeurant toujours dans la perspective sapientielle, dans laquelle les acquis scientifiques et technologiques s’associent aux valeurs philosophiques et éthiques qui sont des manifestations spécifiques et essentielles de la personne humaine.