Fugue vs Fug (Lemistè 3)
de Monchoachi

critiqué par Eric Eliès, le 18 octobre 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie complexe et polyphonique, qui invente sa propre langue pour remonter aux sources du langage et de l'écriture, et en explorer les limites et les pièges
A travers le cycle « Lemistè » dont « Fugue vs fug », paru en 2021, constitue le troisième mouvement, Monachoachi explore les identités plurielles qui composent l’identité créole, dont l’ipséité complexe, à la fois réelle et fantasmée (ce qu'illustre parfaitement le titre d’un recueil d’Edouard Glissant : « pays réel, pays rêvé »), incarne charnellement l’histoire des Caraïbes, terre de rencontres et de confrontations tragiques entre plusieurs civilisations et rapports au monde…

Dans « Partition noire et bleue », le tome second du cycle paru en 2016, Monchoachi s’efforçait, avec une écriture précise et redoutable comme le dévoilement d'un savoir hermétique, de retrouver le souffle de la parole originelle qui a façonné le rapport au monde spécifique des civilisations africaines et, dans une sorte de chant de liturgie païenne rendu polyphonique par le mélange des langues française et créole, de provoquer une résurgence des cosmogonies africaines qui lient l’homme et l’univers. Cette poésie célébrait et ritualisait les forces mystérieuses qui animent les êtres et les choses dans un cycle cosmique et parvenait, en l’amalgamant au créole, à transformer la langue française en support d'une parole poétique et d'une pensée mystique totalement coupées de ses racines culturelles européennes. Ces racines sont au cœur de « Fugue vs fug » où Monchoachi, qui vit en Martinique et porte un regard lucide et engagé sur la société antillaise (il est le fondateur de Lakouzémi, qui cherche à libérer la parole publique du formalisme politique), dénonce l’impasse de l’Occident dont l’hégémonie séculaire a asservi (via la colonisation puis via le capitalisme) l’humanité à des principes mortifères qui précipitent le monde à sa perte, sous des apparences trompeuses de rationalité qui suscitent l’illusion que son modèle civilisationnel est le seul légitime.

On aurait pu s’attendre à ce que Monchoachi choisisse en angle d’attaque la religion chrétienne, plaçant l’homme au centre et au sommet de la création divine, ou le pillage et les violences faites au monde depuis la révolution industrielle, ou (d’autant que la question de l’esclavage est toujours une plaie à vif dans l’inconscient collectif antillais) la volonté de puissance de l’Europe explorant les mers à la conquête de terres lointaines puis en quelques siècles colonisant et s’appropriant la planète. Non, Monchoachi remonte le plus en amont possible, en se confrontant au « miracle grec », à cette révolution intellectuelle surgie dans le monde antique et qui constitue le fondement de la civilisation occidentale. Le miracle grec est en général assimilé à l’invention de la philosophie et au triomphe de la logique rationnelle (symbolisée notamment par les ouvrages d’Aristote), dont la puissance conceptuelle permet de comprendre et maîtriser le monde, mais Monchoachi en met à jour les racines et s'attache à l’invention des voyelles dans une écriture jusqu’alors consonantique, qui a démultiplié toutes les possibilités du langage et a décuplé sa capacité à exprimer et transmettre une pensée. Mais la langue écrite, ainsi parée par les voyelles des beautés et des charmes de la parole parlée, est devenue une totalité autonome qui a engendré une parole solitaire, qui se suffit à elle-même sans plus besoin du répondant qu’exige l’oralité. La parole écrite s’est retranchée du monde en s’enfermant dans ses concepts, jusqu’à devenir inhumaine. Telle est la puissance (puisque cette capacité de conceptualisation a permis l’essor des sciences et des techniques) et la malédiction (puisque cette puissance s’est retournée contre elle) de la civilisation occidentale qui, coupée de la réalité du monde, détruit l’humanité et le monde.

L’écriture poétique de Monchoachi, qui me semble – par des procédés très différents – faire écho à celle d’Yves Bonnefoy se méfiant du leurre des images et des concepts nous voilant la présence du monde, est portée par une pensée exigeante et rigoureuse, que reflète la très grande minutie de composition du recueil. Avant le propos liminaire (sur lequel je reviendrai), le synoptique disposé en début d’ouvrage comme la table des matières d’un ouvrage de philosophie ou de savoir initiatique, divisé en mouvements, sections, chants (comme un retour à la parole orale) et poèmes, annonce au lecteur prêt à en franchir le seuil que le recueil a été conçu comme un ensemble cohérent, qui impose d'être lu dans le respect de son unité et de sa progression. La gravité lapidaire des titres (Aria / La Gaya / L’innocence / L’oubli / Le déjouement / La déjoiance / La devotio), que souligne le soin extrême porté à la mise en page et à la typographie (avec par exemple, dans le synoptique, une inversion, comme un effet de miroir, dans la numérotation et la police de caractères du titre des mouvements et poèmes), affiche que cette poésie n'est pas un jeu gratuit d'éloquence. Touchant aux mystères et au sacré, elle exige d'être déchiffrée et méditée pour être comprise. Lire la poésie de Monchoachi est une expérience ardue et souvent déstabilisante. Comme les autres recueils du cycle « Lemistè », « Fugue vs fug » frappe par l'extraordinaire inventivité de la langue, qui emmêle le français (parfois entre guillemets comme les citations d’une langue étrangère !) et le créole de toutes les façons possibles, de la quasi onomatopée aux formules poétiques sublimes et très littéraires, avec, dans le texte mélangeant français et créole, des résurgences de grec, de vieux français et des bribes d’espagnol, de latin et d’anglais, avec des ruptures de ton (non dénuées d’humour comme cet inattendu « alaize blaize » !) et de violents décrochages assumant une palette allant du sexuel, par l’incarnation charnelle des voyelles (« les saintes filles », qui s’entrelacent, gracieuses, avides et lascives), au sacré, par l’évocation des mythes antiques (Danaos, les Furies, les Danaïdes, l’Hadès, etc.) et du christianisme (par des allusions liturgiques presque sacrilègement parodiques !), avec de multiples néologismes qui estompent les frontières entre les univers linguistiques et réalisent une étonnante symbiose sans équivalent dans la poésie contemporaine et, peut-être, dans la littérature mondiale… On perçoit chez Monchoachi la volonté, avec une intensité que je n’ai ressentie que chez James Joyce, de produire une œuvre parlant toutes les langues, multiple et insaisissable, qui ose aller jusqu'aux limites de l'inintelligibilité, dont le sens ne s’épuiserait qu’au terme de relectures infinies…

La lecture s’apparentant à une immersion en apnée dans une écriture expérimentale et sibylline, grand est le risque de faire hésiter le lecteur, comme au seuil d’un lieu redoutable. Monchoachi en est très clairement conscient puisque « Fugue vs fug » s’ouvre sur un long propos introductif. Tel Minos (pour reprendre l’imaginaire des grands mythes grecs) guidant Thésée jusqu’à l’entrée du labyrinthe pour le livrer au Minotaure, Monchoachi prend son lecteur par la main et le mène au portique marquant l’entrée dans le poème après lui avoir fourni une sorte de fil d’Ariane pour cheminer dans le labyrinthe des poèmes… Un labyrinthe est un lieu paradoxal où la rigueur et la science de l’architecte visent à troubler le solitaire errant, à le perturber au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans l’œuvre conçue comme un piège, lui faisant perdre ses repères pour l’égarer, en créant d’autres pour le leurrer et, ayant perdu l’origine, le retenir captif d’un cheminement infini en quête d’une échappée inaccessible… Dans chacun des trois recueils composant le cycle de « Lemistè », l’écriture poétique très singulière, par le rythme et les sonorités, par le mélange des langues française et créole, par l’alliage de tournures précieuses, finement ciselées, et de la spontanéité de la parole parlée, décontenance le lecteur et le plonge, au risque de le perdre, dans un dédale obscur de mots et de sons. Cette obscurité n’est pas un procédé élitiste (l’écriture de Monchoachi n’est pas un échafaudage intellectuel : elle se veut porteuse d’une vérité de parole et doit être lue à voix haute pour comprendre son authenticité, où l’oralité est essentielle) ; elle est la nuit, paradoxalement réinventée par l’art du poète sur la page blanche, consubstantielle à la parole créole. Qui a lu les poètes des Antilles sait que cette parole puise sa vitalité dans les ténèbres nocturnes, que la voix du conteur a besoin de la nuit pour se déployer puisque le jour était le temps du labeur pour les esclaves attendant la nuit pour reprendre possession, par la parole, de leur humanité (ce qu’évoque Patrick Chamoiseau dans « Le conteur, la nuit et le panier »). Aussi, à la très grande clarté du liminaire, où le poète expose – de manière presque pédagogique, à la limite de l’analyse de texte - sa pensée et ses intentions, s’oppose la profonde opacité du poème tissé de vers voilés d’énigmes et de mystères. Et la première impression qui s’impose au lecteur, en chaque volume du cycle, est que le titre « Lemistè » ne désigne pas tant l’objet du recueil que l’écriture poétique elle-même, qui est le vrai mystère à l’œuvre dans le poème.

Entre deux enfantements,
Géographie imaginaire, chronique de rêve,
Choses fabuleuses désaparues après que fut
La mystérieuse lettre volée à l’étranger :
Caractères, mesure, balance
Cadran solaire et division du jour
Moulins et navires à la mer

Pourtant restent la terre noire qui porte vivants et morts
porte le jeu, s’ouvre, déploie sa mélodie,
les mots, de quelque lointain mêlés,
Et les choses à présent si proches.
Reste la parole, souveraine orgie
le doigt la « dame au collier » dans la beve,
,jouant en son corps
elle-même en elle-même entrelacée
petite bête lichant nichant
bichonnant son corps avec la langue
elle-même en elle-même
veines closes, lèvre à lèvre
ramée sur ramée,
verso sous versant,
léchant et purlichant
glisse lice reluise
cé bèl ça, cé bon, cé bèl-é-bon

Jouant avec son corps
nattée, tressée, dénattée,
syllabes atones,
Et les consonnes, ce qu’elles carrent leur corps celles-là !
sans voix sans loa
passent temps à tempter, racoler,
racler infiniment la gueuse,
Et les voyelles magiques, les Saintes Filles,
traçant-ouvrant sur l’eau enchanteresse
la flore é la bonté
Et la rose tournoie pétales flabellés
conte le même
Folle et hors sens la roue qui tournevire sertie d’anneaux
cueille graines, grapille, guste, guiche, guipe, recueille,
harmonia « la belle coulée » en frêle écume,
prend et reprend,
prend et rend,
Jouant de son corps
poulpe, palpe, palme
méduse, entortille
ouvre son corps
et ça et là les faunes
ça et là bèl bèl gros-nègue
de fiers zaniMOTS bien parés
ravis, enivre,
débauche, exalte,
Jouant de son corps,
Nescit regnare qui nescit dissimulare
à savoir :
savoir se taire, se voiler,
se dérober, s’obscurcir :
paranomasia, hipèrbole
disonancia, asimbolo, metàforo
transposicion, transmutacion, polifonia,
« arte ha de ser el despreciar el arte »
arte meyor, arte menor,
les nombres et les figures :
aigle, le signe céleste prophétique
dragon, ton de la dernière terre lumineuse
cygne, splendeur, pur fétiche
abeille, l’âme retour de la genèse
bronze, le son du daïmon dans le tympanon,
le son des muses dans le cymbalon,
ding, dingue ! son du diamonde sur le diapason
dong ! « Dormez-vous ? »
Tout’ jé cé jé
Béni soite fruite dé son lentrailles-boustifaille
plein risée plein vent.
Amen so corps si-soit-il s’to plait !

Cette poésie, qui peut rebuter un lecteur par son étrangeté et sa radicalité, est une expérience des limites du langage et, singulièrement, de la langue française. Monchoachi m’apparaît comme un poète majeur de la poésie française et universelle car il opère un métissage qui fait déborder la langue française de son aire civilisationnelle et, d'une certaine façon, la réinvente et la réenchante par le dépassement, pour lui permettre d’embrasser d’autres manières de penser le monde et d’être au monde que celle imposée à l’humanité par la civilisation occidentale. Sur cette île des Caraïbes où la rencontre fut confrontation, déracinement et destruction, la poésie de Monchoachi, sans toutefois s’inscrire en filiation directe de la poésie de la Relation qu’incarnent Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, réinvente une manière d’être et de dire qui instaure la possibilité du dialogue. A nouveau, je songe à Yves Bonnefoy, citant Plotin au début de « L’arrière-pays » pour définir la poésie comme la quête du « vrai lieu », terre où nul ne serait étranger.

Nota : note de lecture initialement publiée dans Poezibao le 08/12/2021