L'homme sans qualités : Tome 1
de Robert Musil

critiqué par Monito, le 30 décembre 2004
( - 52 ans)


La note:  étoiles
il n'y a pas meilleur titre
Que dire devant un tel « monument » dont pour l’heure seule une moitié a été lue?
L’Homme sans qualités, c’est l’œuvre d’une vie, une œuvre sur la vie, une œuvre qui ne prête guère à l’enthousiasme tant les descriptions de la nature humaine et de la société nous ramènent aux nombreuses questions qui jalonnent notre existence sans jamais vraiment trouver de réponses.
L’ « Action Parallèle » que tentent de mettre en place les principaux personnages n’est qu’un prétexte. Un prétexte pour mieux comprendre, peut-être, l’état d’esprit d’un empire habsbourgeois finissant, et d’une manière générale l’état d’esprit d’une Europe finissante, au début du 20ème siècle.
Au-delà donc d’un contexte et d’une volonté affichée de célébrer le cinquantième anniversaire du règne de François-Joseph, les personnages de Robert MUSIL nous transpercent de leurs questionnements.
L’écriture est d’une richesse et d’une densité, parfois déconcertantes. Elle met en lumière la complexité des sentiments, des rapports à soi, à l’autre aux autres. Les questionnements autour de la morale, de la réalité, du poids des êtres sur les choses, confinent bien souvent à la désillusion voire au désenchantement, pis au renoncement, parfois .
MUSIL n’est pas un auteur de talent, mais plutôt un génie. Il n’y a, il est vrai, guère d’émotions au fil du premier tome, guère de beauté plastique dans l’écriture, mais plus un génie de l’analyse, de la description des atermoiements de l’âme. L’Homme sans qualités, c’est, de proche en proche, le lecteur. Chacun peut se reconnaître dans les interrogations, les doutes des personnages. Chacun peut aussi s’identifier plus ou moins à eux. Qui d’Ulrich bien entendu, le porteur du titre, qui d’Arnheim, son antithèse, qui de Walter l’ami-ennemi, qui de Diotime, de Rachel de Bonadea ou encore du Général Stumm et bien sûr de Moosbrugger. Cette galerie est un petit monde en soi. Dans le temps qui passe, dans la réflexion que chacun est amené à porter sur lui-même, nous passerons de l’un à l’autre des personnages, parce que ce livre ne doit pas être lu une seule fois. Il doit au contraire accompagner un cheminement personnel. C’est peut-être (et entre autres raisons) ce qui a amené l’auteur à y passer tant de temps, à ne pas l’achever. Car cette réflexion intime n’a pas d’issue. C’est la mort qui y met un terme.
Le premier tome terminé, c’est un sentiment de trouble qui prédomine. Dans une certaine forme de quête de l’absolu, Ulrich ne peut concevoir ce monde comme une réalité, comme sa réalité. Le problème majeur d’Ulrich c’est la conscience sans la capacité de décision qui permettrait de dépasser ou surpasser cette désillusion. Ulrich est un velléitaire. Doué, certes, mais pas encore prêt à franchir le pas, un pas et choisir dans l’alternative qui se présente: s’adapter ou changer. Alors il oscille dans ses pensées. Dans ses actes, il démonte, il dénonce, il renonce, mais jamais complètement. Il porte en lui une certitude: celle du doute comme valeur absolue. Ce doute s’accompagne d’un positionnement hostile même stérile.
Tout est donc passé en revue: l’art, l’écriture, le capitalisme, le commerce, la politique, la diplomatie, la psychiatrie, la justice… Tout est objet de désillusion. Mais, cette désillusion n’a-t-elle comme issue que le renoncement? La volonté d’agir, de changer le monde, là où c’est possible, peut-elle poindre ? Quel sera le choix d’Ulrich ? Pour le moment, ébranlé comme jamais il ne le fut, il part et nous le suivons vers le deuxième tome.
Les temps modernes 10 étoiles

D’une certaine manière, le premier chapitre de L’homme sans qualités résume l’ensemble de l’œuvre de Musil : un ouvrage scientifique, parfois lourd (deux pages pour nous dire qu’on est à Vienne en août 1913, à grands renforts d’isothères et dépressions), mais ludique et infiniment subtil, témoignant de qualités d’observation rarement égalées. Tout y est méticuleux, parfois trop. Pourtant, de ce premier chapitre, rien ne procède. Il est à l’image de ces courts-métrages qu’on présentait dans le temps en ouverture de séance, quelques minutes de pellicule sans rapport avec le film principal mais au détour duquel on pouvait parfois croiser, comme un figurant, un des personnages qui seraient au centre de la production principale. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’Arnheim et de Hermine Tuzzi, deux noms qui ne signifient encore rien pour nous, que Musil nous jette sans nous les introduire et pour aussitôt écarter la possibilité qu’il s’agisse en effet d’eux, l’une étant au moment des faits à Bad-Aussee avec son mari, et l’autre à Constantinople.
On est encore loin de se douter qu’au fil des pages nous deviendrons parfaitement familiers de Tuzzi et Arnheim, les connaissant grâce à l’analyse rigoureuse de Musil mieux que nous-mêmes, ayant pénétré dans leurs pensées les plus intimes en même temps que dans l’air du temps.
Néanmoins, celui que l’on connaîtra le mieux, c’est, de loin, Ulrich, dont le nom de famille est tu par l’auteur par égard pour le père du garçon. C’est lui l’Homme sans qualités du titre, surnom qui lui sera rapidement donné par son ami Walter, dont les liens avec Ulrich se sont quelque peu distendus au fil des années, sans que la relation ambiguë qui s’insinue entre notre héros et Clarisse, l’amie de Walter, y soit totalement étrangère.
Homme sans qualités, Ulrich ? On sent bien, dès le début, que la jalousie de Walter joue son rôle dans l’attribution de cette qualification qui ne rend pas tout à fait justice à celui qu’elle désigne. Les qualités d’Ulrich sont en effet multiples et son intelligence que même ses ennemis considèrent comme supérieure n’est pas la moindre d’entre elles ; ajoutez à cela qu’Ulrich est jeune et séduisant, que ses maîtresses lui redemandent avec insistance de les honorer et qu’il est en plus bon joueur de tennis et vous comprendrez que son absence de qualités susciterait néanmoins l’envie chez plus d’une personne. Cependant, quand il nous est présenté, Ulrich n’a pour occupation principale que de se prélasser. Après avoir mené une brève mais brillante carrière de mathématicien, il vit sans but précis au grand dam de son père. En effet, s’il n’est pas à proprement parler sans qualités, Ulrich appartient à ce type d’hommes brillants mais incapables de passer à l’action, à ces éternels étudiants qui continuent à l’être leurs études terminées, à ces personnes qui étudient la vie, y jouent plus qu’ils la vivent. Si Ulrich ne fait rien, ce n’est pas par paresse, mais bien plutôt par désintérêt. En un mot, et selon des termes empruntés à Musil, Ulrich est un homme du possible.
A ses yeux, le réel n’est qu’une donnée, mais pourrait être tout autre : il appartient donc à chacun de le modifier pour réfléchir pour ainsi dire in abstracto. Il n’y a là aucun utopisme, aucune aspiration à un monde parfait, tel qu’il devrait être ; au contraire, Ulrich manie le cynisme avec art, faisant preuve d’un « witz » qui ne saurait évidemment plaire à tout le monde. Parfois, Ulrich flirt même avec le nihilisme, mais après tout, quoi de plus normal pour un homme du possible ? C’est donc ce mépris du monde tel qu’il est, non pas pour ce qu’il est, mais parce qu’il est quand il aurait été possible qu’il fut autrement, qui maintient Ulrich dans cette position que l’on s’illusionnerait à qualifier d’attentiste et plus encore d’hédoniste. Tout simplement, si Ulrich est on ne peut plus brillant dans tous les domaines, il est comme paralysé par son incapacité à passer à l’action – ne serait-ce que pour convertir en écrits ses nombreuses pensées –, à choisir un possible parmi l’infinité qui s’offre à lui.

La première partie, en forme d’introduction de cent pages, s’achève cependant sur une recommandation pressante de son père, incitant Ulrich à entrer en contact avec sa cousine Diotime (la susnommée Hermine Tuzzi) et le Comte Stallburg, à travers lesquels il sera introduit auprès de Son Altesse le Comte Leinsdorf, proche de l’Empereur François-Joseph. S’exécutant, Ulrich deviendra rapidement le secrétaire de Leinsdorf en même temps que son « jeune ami » et participera, dans les salons de Diotime, à la mise en œuvre de l’Action parallèle, jubilé organisé par la haute aristocratie viennoise avec la collaboration du bon peuple de l’Empire pour fêter l’anniversaire et l’avènement de Sa Majesté l’Empereur François-Joseph, plus vieux souverain d’Europe et dont les soixante ans de règne auront lieu en 1918 (si ce n’était une guerre à laquelle on ne pense pas encore). Dès lors, la préparation de cette grande initiative sera au centre de l’histoire, mais qu’on ne s’y trompe pas, ce sont bien les débats qui joueront les premiers rôles. L’histoire de L’Homme sans qualités n’est en effet qu’un prétexte, une trame n’ayant pour but que de faciliter l’agencement des idées de cet ouvrage à mi-chemin entre le roman et l’essai. En réalité, c’est un véritable catalogue des idées de l’Europe du début du vingtième siècle que Musil nous dresse par le biais des différents personnages de sa fresque.
Se rassembleront dans les salons des Tuzzi, outre Ulrich, le général Stumm, militariste vaguement niais et romantique, Leinsdorf, bien sûr, nationaliste germanophobe et surtout Arnheim un riche industriel prussien issu d’une famille de self-made men et comme il se doit apôtre d’un capitalisme dont il perçoit néanmoins, en tant qu’intellectuel, les failles et les injustices. Ce sont sa lutte et sa relation avec Ulrich qui vont finalement occuper la part du lion, cette incompréhension de principe entre l’homme du réel et l’homme du possible, celui qui transforme son intelligence en capital et celui pour qui l’intellect est une fin en soi – voyez-les seulement jouter sur la création d’un Secrétariat général de l’Âme et de la Précision, ou encore l’ironie d’Ulrich parlant de la demi-intelligence et de la fertilité de la seconde moitié…
Bien vite, le livre n’est plus qu’une compilation de digressions et d’introspections des personnages, vaguement reliées entre elles par un semblant de trame qui accorde un repos bien mérité à l’intelligence sans cesse titillée du lecteur. Les raisonnements sont longs et profonds et leur construction pas toujours très claire : le style de Musil est agréable mais les propos nous entraînent dans des terrains inconnus minés d’analogies, de comparaisons entre parenthèses et d’une abondance de points-virgules. Il faudra donc parfois faire un choix : accepter de revenir régulièrement sur une phrase sur laquelle on a buté quand ce n’est pas tout un paragraphe au cours duquel notre esprit s’est absenté l’espace d’une ligne, ou passer à la suite en se résignant à avoir perdu une occasion de réfléchir tout en sachant cependant qu’elles ne manqueront pas par la suite.
L’Homme sans qualités exige donc du lecteur autant que ce qu’il lui offre, mais le récompense toujours de son attention par la richesse de ses raisonnements. Certes, on ne retiendra pas chaque mot des deux mille pages qui le constituent, mais on aura senti à chaque instant notre esprit en éveil, et quelque part, dans un coin de cerveau oublié, nul doute qu’on en garde une trace. D’autant que les thèmes abordés sont multiples, allant de la productivité à l’esclavage, en passant largement par les relations humaines grâce au quadrilatère amoureux se formant de façon plus ou moins lâche entre Ulrich, Diotime, sa maîtresse Bonadea et Clarisse (et l'hostilité qu’il engendre évidemment chez les rivaux de l’homme sans qualités) et les notions de culpabilité et de folie auxquelles le magnifique personnage de Moosbruger donne amplement matière à réflexion.
C’est donc un véritable portrait des temps modernes, tels qu’ils étaient à l’aube du premier conflit mondial, que nous peint Musil, tandis que le lecteur informé du cours de l’histoire entend rugir de plus en plus fort les nationalismes balkaniques qui sonneront le glas de l’Empire austro-hongrois et assiste, comme tous, impuissant à la montée de l’antisémitisme exalté dans les cercles germano-chrétiens.

Thomas Mann qualifiait ce grand chef-d’œuvre du vingtième siècle comme suit : « Ce livre étincelant, qui maintient de la façon la plus exquise le difficile équilibre entre l'essai et la comédie épique, n'est plus, Dieu soit loué, un “roman” au sens habituel du terme : il ne l'est plus parce que, comme l'a dit Goethe, “tout ce qui est parfait dans son genre transcende ce genre pour devenir quelque chose d'autre, d'incomparable”. Son ironie, son intelligence, sa spiritualité relèvent du domaine le plus religieux, le plus enfantin, celui de la poésie. » Au vu de ce premier tome, on lui donne entièrement raison.

Stavroguine - Paris - 40 ans - 3 juillet 2009


bientôt le temps des assassins 7 étoiles

Je ressens les mêmes sentiments à la lecture de ce livre, mais ce qui m'a surtout frappé, c'est cette description magnifique d'une société qui pressent la fin des temps anciens, mais ne parvient pas à utiliser son intelligence pour réformer son fonctionnement social ; le tragique du livre, c'est l'incapacité de l'intellectuel à contenir la barbarie qui se prépare devant ses yeux ; à cet égard, le petit groupe des jeunes amis de Greta est éloquent : le rejet de l'individualisme de leurs aînés, de cette intelligence bourgeoise un rien perverse, de cet immobilisme fin de siècle, leur fait adhérer à des thèses simplissimes qui vont conduire au fascisme ; Ulrich, avec sa culture, son intelligence, ne peut arrêter ce flux ; en réalité, le problème d'Ulrich est qu'il ne peut jamais choisir, jamais trancher: il est l'homme sans qualité. Le génie de R.Musil est d'avoir comme prévu ce qui allait se passer-son roman date des années 20-. Il décrit bien comme tout se met en place pour balayer une civilisation qui a vu s'épanouir Freud, Marx, Schiller, et tant d'autres. Et pourtant, c'est par son incapacité à réagir qu'une société policée, brillante, a permis qu'arrive le temps des assassins.
Un reproche à faire au livre mais il est important, est la sécheresse de son style, l'analyse presque trop scientifique des sentiments : on dirait que "ça manque de coeur" mais c'est une caractéristique de toute la littérature autrichienne jusqu'à Thomas Bernardt.

Apostrophe - Bruxelles - 63 ans - 10 janvier 2005