Faut-il brûler Tintin ?
de Renaud Nattiez

critiqué par Blue Boy, le 16 octobre 2024
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Haro sur le héros !
Quoi que l’on pense d’une immolation publique de Tintin, le pourrait-on vraiment tant celui-ci semble inoxydable ? Et après tout, celui qui a échappé au bûcher des Incas dans « Le Temple du Soleil » en a vu d’autres… Sans mettre d’huile sur le feu, Renaud Nattiez est là pour recadrer le débat.

Depuis plusieurs années, le célèbre héros à la houppe déclenche régulièrement des polémiques. Successivement, l’œuvre d’Hergé s’est vue accusée de propager de racisme, de misogynie ou encore d’anti-communisme primaire. En spécialiste émérite, Renaud Nattiez s’est penché sur le dossier et tente de nous apporter quelques éclairages bienvenus.

Tintin est-il encore à la mode, plus de quarante ans après « L’Alph’art », ses dernières aventures qui en étaient restées au stade du crayonné, du fait de la disparition brutale d’Hergé ? Quoi qu’on en pense, le « jeune » reporter, qui semblait ne jamais vouloir vieillir, a continué à faire le bonheur des collectionneurs et de ses aficionados, et le merchandising autour de ses aventures se porte toujours aussi bien. Mais Tintin fait aussi parler de lui, et quand c’est le cas, rarement dans les termes les plus accortes. Dernier fait en date : pas plus tard qu’en 2021, une école de l’Ontario avait décidé de brûler des bandes dessinées dont « Tintin en Amérique », sous prétexte qu’elles véhiculaient « une représentation négative et fautive des peuples autochtones ». Etonnant pour un héros aussi lisse, suspecté tour à tour d’être réactionnaire, antisémite, colonialiste, raciste, misogyne, asexué, la liste est longue…

À travers lui, c’est aussi Hergé qui est visé, et en effet, ses détracteurs n’ont sans doute pas digéré les premières années de sa carrière, alors que ses sensibilités politiques allaient franchement à droite, voire à l’extrême-droite. Pourtant, le père de Tintin a évolué par la suite, et sans aller jusqu’à se transformer en guérilleros marxiste, avait mis pas mal d’eau dans son vin en conférant au fil de ses aventures davantage de profondeur à sa créature.

En grand connaisseur de Tintin, avec à son actif plusieurs essais autour de l’univers hergéen, Renaud Nattiez ne pouvait pas continuer à ignorer ces polémiques qui viennent régulièrement saper l’aura de cette icône du neuvième art. A l’évidence, l’homme est passionné. Etait-il le mieux placé pour se faire l’avocat du globe-trotter belge ?

Il faut convenir qu’avec « Faut-il brûler Tintin ? », Nattiez n’est pas tombé dans le piège de la polémique, sachant rester très factuel, bien conscient de la légitimité de certaines critiques contre l’œuvre d’Hergé. Mais le fan qu’il est a su ne pas se voiler la face, ce qui aurait pu jouer contre lui dans son argumentation. La première partie ce l’ouvrage énumère tous les reproches adressés au héros à la houppe. On apprend d’ailleurs que Georges Rémi, dès les années 40, avait rectifié les passages les plus polémiques de certains albums, le but étant de viser à l’universalisme. Bien que cela n’ait pas empêché la « tintinophobie » (ou le « tintinoscepticisme ») de prospérer, l’essentiel pour Renaud Nattiez est que le mythe perdure. Celui-ci met dos à dos les détracteurs de Tintin en s’étonnant de constater, par exemple, que le célèbre héros se verra un jour reprocher son côté « boy-scout irréprochable » et le jour suivant de mal se comporter avec les animaux. La plupart du temps, ces critiques portent sur des aspects extérieurs à l’œuvre. Mais selon lui, « une enfance baignée au lait des personnages d’Hergé ne peut être tout à fait la même qu’une autre ». Ceux qui ont eu cette opportunité et ont conscience d’être détenteur de ce trésor » « passent outre… ».

La seconde partie intitulée « Peut-on sauver Tintin ? » aborde les questions plus spécifiques à l’œuvre en détaillant le processus de création des Aventures de Tintin, une argumentation visant sans doute à évacuer les critiques, souvent de nature idéologique, en ce centrant sur l’aspect artistique. Renaud Nattiez met en relief le talent de Hergé dans la construction de son univers : les personnages, des premiers rôles aux « invisibles » en passant par les seconds rôles féminins, le langage, le savant mélange entre réalité et fiction (notamment à travers la géographie), et enfin la richesse dramaturgique qui permet à Nattiez de placer Hergé sur le même rang que, excusez du peu, Molière.

Ceux qui ont grandi avec Tintin prendront plaisir à cette lecture didactique façon « madeleine de Proust », à l’analyse fluide et bien construite — si ce n’est un passage un brin longuet et hors-sujet (on ne voit pas bien en quoi cela peut peser dans le débat soulevé par le livre) où le fils du « fameux Tharkay de l’expédition himalayenne dans « Tintin au Tibet » — qui aurait donc bien existé —, évoque son parcours et livre les souvenirs qu’il a de son père. Globalement, on reste admiratif par le niveau d’érudition de Renaud Nattiez, qui prend soin de référencer en fin d’ouvrage l’impressionnante bibliographie gravitant autour de Tintin, laissant penser que tout a été dit sur ce héros emblématique de la pop culture. La preuve que non avec ce livre qui vient recadrer le débat autour des velléités de certains à le pousser vers les oubliettes de l’Histoire, en méprisant d’une certaine façon la capacité des lecteurs à faire la part des choses. Mais c’est sans compter sur ce passionné habité d’une force tranquille qu’est Renaud Nattiez. Celui-ci déroule sereinement son argumentaire, sans animosité et avec empathie, pile-poil dans l’esprit du célèbre reporter.

Si Tintin a certes besoin de ses fans, il n’a pas besoin de fanatiques pour le défendre. La violence, elle, ne viendra que du camp d’en face, comme l’illustre si bien la couverture de Stanislas. Et l’auteur de conclure : « Je suis de ceux qui pensent qu’on devrait avoir le droit de tout dire sur Tintin, sauf de le brûler ! On ne brûle pas les rêves… »