Ce que je sais de Linda
de Luc Dellisse

critiqué par MICHEL.ANDRE, le 29 septembre 2024
( - 70 ans)


La note:  étoiles
Le secret de Linda
Parce qu’il a envie d’échapper au regard de la société et de se retrouver, selon ses propres termes, libre de ses mouvements, de ses pensées et de ses actes, un homme décide de mener une vie parallèle sous une autre identité que la sienne. Dans sa vie officielle, il est écrivain dans une grande métropole. Dans la seconde existence qu’il mène dans une petite ville de province une semaine par mois, il est consultant. Par l’intermédiaire du colocataire de l’appartement qu’il occupe, il fait la connaissance d’une femme plus jeune que lui qui exerce le métier original d’intendante générale. Pour le dire d’une phrase, « elle gère les propriétés, les familles, les mariages, les cérémonies, tous les hasards du quotidien pour de riches clients qui n’ont pas le temps ou pas l’art de s’en occuper eux-mêmes ». Entre eux, l’accord est « complet et immédiat ». Il va rapidement se développer en une entente profonde et désintéressée fondée, ni sur l’attraction sentimentale, ni sur la connaissance mutuelle (ils ne savent rien l’un de l’autre), mais sur une complicité joyeuse extraordinairement gratifiante. Ce que je sais sur Linda décrit cette relation singulière et la manière dont elle va transformer la vie du narrateur.

Auteur multiple, qui s’est exprimé dans tous les genres littéraires, y compris le théâtre, Luc Dellisse nous avait donné ces dernières années des essais, des collections de poèmes et des recueils de nouvelles organisés autour d’un même thème. Il revient aujourd’hui au long récit, et il s’agit d’un retour en force. Ce que je sais sur Linda est son meilleur roman, le plus abouti, le plus prenant, le plus vibrant, le plus profond.

Au niveau le plus superficiel, l’attrait qu’exerce cette histoire tient à la qualité de la progression dramatique. Les péripéties s’enchaînent à un rythme soutenu : de curieuses coïncidences, des incidents étranges et des accidents curieusement répétés qui sont autant d’aperçus et d’échappées vers un objet qui ne cesse de se dérober, l’identité de Linda. Presque à la fin du récit, juste avant un dénouement qu’on laissera le lecteur découvrir, le narrateur, que les circonstances ont conduit à trahir, lui, sa véritable identité, en arrive à cette conclusion : « En résumé, je connaissais une inconnue. J’avais cru que ces deux termes étaient contradictoires. Ils étaient la nature même de nos rapports. J’étais plus transparent qu’elle, bien sûr. Elle comprenait qui j’étais, malgré ma dissimulation initiale. Je ne parvenais pas à la saisir, malgré tout ce que j’avais appris et qui semblait si bien la cerner. Je ne possédais de Linda que son image et sa voix, et une série de gestes épars. »

On ne peut qu’être séduit par la force et la précision avec laquelle est ici décrit un type de relation rarement dépeint, notamment parce qu’il n’est pas fréquent, une puissante amitié entre un homme et une femme basée sur un sentiment qui n’est ni le désir physique, ni la passion avec ce que celle-ci peut avoir de destructeur - thème souvent traité par Luc Dellisse dans ses nouvelles - et qui a beaucoup à voir avec l’admiration : « [L’amour] n’était pas [ce] qui me liait à Linda. Ce n’était pas non plus le mystère qui s’attachait à sa personne, bien malgré elle [...]. Linda c’était un instinct de vie. Elle apportait autour d’elle la vie. [..] Sans le sexe et ce que le sexe implique entre deux êtres, même quand ils ne sont pas consciemment dans l’orbite du désir, les journées et les soirées que nous passions ensemble avaient un goût d’éternité.»

Au bout du compte, la force qui tient et soutient le roman, c’est en effet Linda, personnage extrêmement riche et attachant auquel son créateur a réussi à donner vie à un degré extraordinaire. Les seuls moments (heureusement très rares) où l’intensité du récit fléchit quelque peu sont ceux où il n’est pas question d’elle, et on attend chaque fois son retour avec une terrible impatience. Comme l’écrivait Raymond Chandler à propos d’Humphrey Bogart, pour dominer complètement une scène, il lui suffit d’être présente. Gaie, libre, indépendante, rapide, pratique, organisée, constamment entre deux villes et deux rendez-vous, Linda ne semble pas avoir de vrai domicile et n’apparaît pas deux fois au volant de la même voiture. Pourtant, elle est disponible quasiment en permanence. Forte, dure à la douleur physique, elle n’est pas sèche de cœur : « L’indifférence n’est pas son fort. Elle est […] d’une générosité pratique de tout instant. Elle ne laisse jamais un message sans réponse, un appel sans réaction ». Son existence semble commandée par une sorte d’esprit du XVIIIe siècle, « une certaine façon d’aborder la vie avec légèreté et la mort en souriant ».

On retrouve dans Ce que je sais sur Linda, plusieurs thèmes récurrents dans l’œuvre de Luc Dellisse : le secret, la fuite, les intrigues, un monde à la fois hostile, dangereux et en perdition. Pour qui a lu ses essais, la leçon de vie qu’il énonce dans ce roman est familière : « Dans le temps de ruine et de décadence où nous vivons, qui a toujours été le seul cadre de ma vie, car il y a eu un avant et un après et je suis arrivé juste après, il faut tenter d’agir en toutes circonstances, en toutes choses, en tout domaine, comme si la vraie vie existait, comme si la société avait pour but de nous épanouir, comme si c’était la civilité et non la haine qui était la norme des relations entre les gens ».

Elle s’accompagne ici de l’expression d’un double sentiment dont la présence confère une tonalité nouvelle, lumineuse, au récit : la simple joie qu’une personne existe et soit ce qu’elle est, et l’allégresse que procure la contemplation de la beauté. Linda, se rend compte le narrateur, est « affreusement belle », d’une beauté qui n’est cependant pas pour lui. Cela ne l’empêche pas de s’extasier devant le spectacle qu’elle offre : « Quand je la vois descendre de voiture, quand elle s’assied dans un fauteuil, quand elle marche, quand elle court, pour rattraper un papier qui s’envole, quand elle boit un verre d’eau, quand elle met les mains dans ses poches, quand elle relève une mèche de cheveux, quand elle enjambe un fil de fer barbelé, en promenade, quand elle raconte, quand elle argumente […], la splendeur est la forme même de son visage, de son regard qui se perd dans le bleu du ciel. » Dans un monde où la laideur, la vulgarité et le désir grossier semblent trouver plaisir à se donner carrière, la possibilité qu’on puisse encore jeter sur les êtres un tel regard a quelque chose de réconfortant.

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