La Nuit
de Philippe Druillet

critiqué par Eric Eliès, le 29 septembre 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une bande dessinée psychédélique et apocalyptique, hantée par la mort
J’ai véritablement découvert le génie graphique de Philippe Druillet l’année dernière, lors d’une exposition qui lui était consacrée au musée d’art d’Angoulême (tout un étage), avec des dessins pleine page en grand format qui explosaient de formes et de couleurs, composant un univers fantastique, délirant et halluciné.

« La nuit », dont la première édition date de 1976, est ma première BD en album de Druillet et j’y ai retrouvé mes sensations de l’exposition. En fait, il ne s’agit pas vraiment d’une bande dessinée mais d’un déversement d’images, à la limite de la saturation de formes et de couleurs, où Druillet se libère de sa douleur et de sa colère après la disparition de Nicole, sa jeune épouse morte en 1975 d'un cancer foudroyant. La « BD » est d’ailleurs précédée d’un avant-dire de Druillet, à la fois émouvant et percutant, plein de rage et de révolte contre une époque qu’il déteste et contre la médecine.

A Nicole, ma femme, mon âme…
Et à la mort qui est venue.
Quelques mots, pour mon époque qui est moche, et je suis gentil !
… à l’année 1975, l’année de la femme qui a tué la mienne et tant d’autres avec elle…
… à la médecine pourvoyeuse de la mort, la médecine des mecs, ma médecine du fric, celle de Curie et d’ailleurs. Cancer, mal terrible, plus terrible encore entre leurs mains car on en meurt, statistiquement ! C’est la formule. Oui ! Je vous accuse, bouchers stupides, cons à la blouse blanche et au verbe haut, jongleurs de vies qui vous prenez pour dieu, alors que l’on vous demande d’être des hommes et de nous traiter comme tels !
Connards assermentés vers qui l’on va avec confiance, c’est à en pleurer !
… A ce monde que nous n’avons pas fait et qui nous assassine. O mes aînés, je vous hais !
… A la mort que l’on nous cache ici, en « Occident », parce qu’elle fait peur, parce qu’elle fait réfléchir, parce qu’elle n’est pas rentable ; sauf pour certains.
Société d’immortels, vous puez la charogne !
(…)
Siècle des « Lumières » si nous voulons vivre mieux, apprenons enfin la mort, moi qui l’ai tenue dans mes bras j’en tremble encore…
Tous hurlons ensemble
Et battons-nous !
(…)
…J’apprends à aimer la mort… J’ai du goût…

Cette BD est illuminée par l’Amour, l’amour toujours présent de Philippe Druillet pour Nicole, dont une photo pleine page est mise en regard de l’avant-dire, et à la Mort, qui nous prendra tous… Il n’y a quasiment pas d’histoire, aucun « schéma narratif », juste une bande de motards au front tatoué (les "lions"), qui jaillit dans une nuit d’apocalypse pour tenter de s'emparer du dépôt bleu (qui abrite une drogue nécessaire à la vie) protégé par les crânes, gardiens de l’ordre dans la cité. Après leur échec, les « lions » vont réussir, malgré les rivalités qui les déchirent, à s’allier avec d’autres clans (de motards et de machines volantes) et, dans une ambiance tribale psychédélique, relancer l’assaut dans une frénésie de violence, que Druillet illustre pleine page, avec des couleurs vives et des formes cauchemardesques, monstrueuses et délirantes, qui mêlent le minéral et l’organique. La couverture est très représentative du dessin et de l'atmosphère de la "BD".

Il n’y a presque pas de dialogue, juste des imprécations violentes au souffle non dénué d'une ferveur poétique comme « Crânes tuent ! Berceau de la nuit frappe encore !! » ou « Ici commence folie frères de shitte ! Vapeurs folles partout protègent dépôt bleu… Allons vers mort vie, fin pour nous chiens de la cité… » ou « Visions ! Images ! Autres mondes tristes et beaux ! Courez ! Courez ! »

Et au paroxysme de cette violence, surgissent, inattendus au cœur des images, des portraits de Nicole, au trait délicat très différent de celui des dessins de bataille, des portraits à la fois graves et denses, mais gracieux, presque comme des portraits d’icônes, comme si l’amour de Philippe et Nicole surmontait cette violence déchaînée et lui donnait sens, jusqu'à la destruction. La « BD » (qui n’en est pas vraiment une) s’achève, dans l'éclat d'une lumière insoutenable, sur 3 mots enchaînés : « aube caresse mort » puis une interrogation "vie ?"

Cette BD, pleine de fièvre et de fureur, de désespoir et de colère, peut se lire de différentes façons, et elle contient sans aucun doute une métaphore de la lutte de son épouse contre le cancer (notamment certaines images qui ressemblent à des cellules porteuses de mort) mais il me semble qu'il s'agit avant tout d'un cri de colère et de rage, comme un exutoire. Je ne suis pas un spécialiste de BD (contrairement à certains CLiens comme Shelton, BlueBoy, Hervé28 et sans doute quelques autres que j'oublie) mais, à titre personnel, Druillet ne m'apparaît pas réellement être un auteur de bande dessinée, mais plutôt un artiste qui s’est emparé de cette forme d’expression pour créer des œuvres complexes, qui peuvent susciter le rejet ou la fascination (voire les deux en même temps).