Streitti: La confrontation
de Monchoachi

critiqué par Eric Eliès, le 22 septembre 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Lemistè 4 - mise en confrontation de la parole poétique et de la parole prophétique du monothéisme hébraïque
Depuis 2012, le poète antillais Monchoachi élabore, avec le cycle Lemistè, une œuvre poétique polyphonique qui fait résonner dans la langue française, qu’il s’approprie, malaxe, détourne et subvertit, les singularités de la langue créole et d’une identité caraïbéenne complexe aux racines à la fois américaines, africaines et européennes… « Streitti » constitue le 4ème recueil du cycle Lemistè, initié en 2012 avec « Liber América » et poursuivi en 2015 avec « Partition noire et bleue » (recueil par lequel j’ai découvert Monchoachi et que j’ai présenté sur CL) et en 2021 avec « Fugue vs fug ». D’une très grande richesse sémantique, car puisant à toutes les langues de l’espace caraïbéen, la poésie de Monchoachi est exigeante et ardue, et chacun des recueils, tous remarquables par la complexité et la minutie de leur composition, où tout est soigneusement pensé et pesé sans pour autant freiner la spontanéité de parole, exige plusieurs relectures. Néanmoins, par rapport aux précédents recueils, « Streitti » semble étonnamment accessible pour un lecteur européen. La langue est fluide et coule presque de source, comme une eau au flot bien moins tumultueux que les remous de « Partition » et de « Fugue », qui pouvaient effrayer un lecteur non averti. Mais cette accessibilité ne signifie pas pour autant simplicité. D’ailleurs, et comme dans ses précédents recueils, Monchoachi prend la peine, dans un propos liminaire (et aussi dans le 4ème de couverture, qui fait presque office d’introduction), de livrer des clefs d’interprétation explicatives de sa pensée et de son intention.

La poésie de Monchoachi est intrinsèquement labyrinthique, cheminant sur plusieurs langues et cultures qu’elle brasse et mélange (comme un écho de l’ipséité complexe des Caraïbes) et confronte en même temps. Le recueil « Streitti » est d’ailleurs sous-titré « La confrontation ». Cette notion, qui est au cœur de l’œuvre de Monchoachi, est approfondie dans un recueil d’essais intitulé « La parole sauvage », où il dévoile, dans une langue à la fois élégante, fervente et véhémente (et plus accessible que sa poésie), les mécanismes de l’asservissement du monde à la tyrannie technicienne et capitaliste de l’Occident. Néanmoins, même s’il manifeste un rejet radical de l’Occident, Monchoachi n’est pas un « anti-occidental » primaire ni un alter-mondialiste. Sa position est bien plus subtile : grand lecteur et fin connaisseur de la poésie européenne, notamment de langue allemande (il cite fréquemment Rilke et Hölderlin), il s’oppose surtout à la barbarie d’une civilisation hégémonique qu’il considère inhumaine et qu'il appelle à combattre parce que, sous un masque d’humanisme, elle nivelle et ravage le monde et interdit aux hommes tout espoir de pouvoir « habiter poétiquement le monde ».

Après « Fug », qui creusait les racines du langage et discernait, dans l’invention des voyelles par les Grecs, l’origine de la puissance des langues européennes, qui sont devenues des systèmes complets autonomes coupés de l’oralité, et qui nous ont progressivement isolés, nous faisant perdre contact avec le monde réel en lui substituant une représentation conceptuelle, « Streitti » se confronte aux racines de la pensée mystique occidentale, à la Kabbale juive et à la Torah (qui constitue une partie de l’Ancien Testament des chrétiens). On aurait pu imaginer que Monchoachi, dans son hostilité déclarée à l’Occident, choisirait en angle d’attaque le credo de la religion chrétienne, qui a placé l’homme au centre et au sommet de la nature pensée comme une création divine à son usage, mais Monchoachi, comme dans les précédents recueils de Lemistè, s’efforce de remonter à la parole originelle et aux mythes fondateurs.

« Streitti » (lemistè 4), dont le titre poursuit la métaphore musicale de « Partition » (lemistè 2) et « Fugue » (lemistè 3), renvoie à l’enlacement, au sein d'une fugue, de phrases musicales dont les fragments se répètent, s’emboîtent et se répondent. Au sein du recueil, composé de 2 sections intitulées « la lettre, le char » et « le temps, l’arche », chacun des 32 poèmes (32 = 10 sephirot + 22 lettres, est un nombre symbolique dans la Kabbale, dont le Bahir dit qu’il correspond au nombre des Sentiers de la Sagesse menant au divin), répartis pour les 10 premiers dans « la lettre, le char » et les 22 derniers dans « le temps, l’arche », Monchoachi met face à face et entrelace la parole prophétique (via des citations – parfois courtes parfois longues - de textes hébraïques) et la parole poétique. Néanmoins, cette confrontation est subtile et n’agit pas simplement comme une mise en opposition ; dans la disposition des textes, la citation hébraïque précédant toujours le poème (à la limite de l’incipit), on peut saisir des échos fugaces comme si les textes dialoguaient et parfois même se complétaient davantage qu’ils ne se réfutaient. En effet, les deux paroles (prophétique et poétique) interrogent toutes deux la présence énigmatique du monde, à la fois ouvert et fermé, dit et tu, visible et voilé, présent et lointain, et usent des mots pour tisser les liens qui nous unissent à lui. Mais les approches sont opposées.

Alors que la parole mystique est tournée vers l’En-haut et se détourne du monde apparent, comme si sa réalité n’était que l’émanation d’un ordre supérieur et immanent qui seul mérite louange, au risque de perdre le monde :

« Le Saint béni soit-il est le lieu du monde mais le monde n’est pas son lieu » (Bahir)
« Dans quelle direction faut-il lever les yeux ? Vers le lieu auquel tous les yeux sont suspendus et qui est « l’ouvreur des yeux ») (Zohar)
(…)
- la terre et les cieux lessivés
la terre tombée bien bas, bailleuse maltête
émondée, dépouillée de sa parure
aveugle et sourde.
Et les cieux silencieux, les étoiles et les astres
avec la terre dos à dos
déjointés corps et souffles
toutes roues déjantées
les plantes forces de vie, et les anges
visibles et invisibles
destinés à nourrir le feu saint
rayonnement de la vitre céleste
(…)
D’en-haut d’en-bas les paroles bégaient
déparlent, parole parlée,
perdu l’en-tête, se dérobe
La voix se sépare
Bat bouche bruyante
Mais verbe bée bouche muette,
L’homme, perdue magerie, perdue vêture
Retourne à la poussière

la poésie est tout entière tournée vers la terre, et adresse au monde des mots d’amour qui répondent à sa beauté et suscitent le sentiment d’une proximité aimante et radieuse :

Joie flamboie le lieu où la terre s’enchante
(…)
Ecarte l’écran, les sortilèges
Lacère le filet de l’oiseleur
Délivre-toi de leurs tresses
Tisse plutôt tes traverses
Sur tes lèvres laisse scintiller le soleil
Pied leste telle gazelle
jamber là, al’dansé jouk anba dleau
jaillir « berechit » pleine de rire la bouche
talon martelant l’air, la mère
frappant l’orbe du soleil
(…)
L’art tient au fil qui relie et mesure,
au tracé des lignes qui rassemblent les signes,
en la présence,
dans la pureté des mains fait refleurir
le chant des meules et les matrices
en silence s’attache, donne
verse « l’espère »
charme-deux lèvres sur la face de la terre
(…)
Or la beauté seule en sa plénitude
Embrasse l’harmonie, propre dans son frémissement
à délivrer le chant qui, céleste,
laisse déferler et resplendir
la mélodie des signes
se r é p a n d r e
pour, à neuf, avec la terre tisser les liens
de l’amour sacré
et, à la semblance des justes, enfanter dans le silence.

Cette confrontation des deux paroles m’a fait songer à Claude-Henri Rocquet, poète très croyant qui plaçait la prière au-dessus de la poésie, parce que la prière s’épanche en toute confiance dans la lumière éclairante de la foi tandis que la poésie (y compris la sienne propre) brasse les ombres, le silence et les énigmes du monde, et s’écrit donc sous le sceau de notre finitude et de nos craintes face à la mort. Il me semble que Monchoachi est sensible à cette dualité (les citations des textes hébraïques sont belles et pleines de résonances) mais en déduit l’inverse : la poésie est au-dessus de la prière, parce que la poésie cherche à étreindre amoureusement le monde, dont la présence – inaccessible à la pensée conceptuelle - se dévoile dans la pénombre et le silence (comme les étoiles qui ne se révèlent qu’à la nuit, comme le chant du monde qui ne s’entend que dans le silence nocturne) tandis que la parole religieuse s’en détourne et s’aveugle de l’éclat de ses concepts. La poésie de Monchoachi n’est pas dénuée d’accents mystiques, au sens où elle interroge notre présence au monde, mais aucune liturgie n’en vient troubler l’élan car Monchoachi ne s’adresse pas au Ciel et aux anges : il cherche un répondant dans le monde, dans la proximité aimante et charnelle du monde auquel il appartient par son corps. D’où une écriture faisant large place à l’oralité du créole, qui ne me semble pas porter une revendication identitaire mais incarner une langue soucieuse d’être la moins « conceptuelle » possible, au plus près des choses. Il y a une dimension profondément païenne dans la poésie de Monchoachi, qui désacralise la majesté et la profondeur de la liturgie pour renouer avec l’immédiateté de l’oralité, incarnée par le créole et par la langue enfantine, aptes à susciter l’émerveillement de la présence et le chant des choses.

Oracles dédoublent leurs mots / voir entre
Les anges tripotent les lettres, zyeux ouverts les séparent
Le blé et l’ivraie
L’orge et l’avoine
L’épautre et le seigle
Retournée-virée la langue-parole depuis les hauteurs marche
Vloppée bellement de soie
A dix palmes au-dessus du sol

(…)

kraps
Ouvrir la main, coup de dés :
aussi bien vu que voir
envolé pour laver le ciel
ailes frayant écho terre sauve,
baillant large dans l’ordre de l’énigme (langue d’enfant !)
séparant les eaux pour que les eaux coulent,
qu’ainsi, en silence homme passe
levant vérité pour encontrer

Voix de l’enfant dans demeure solitude
au seuil, la lune
pauvreté qui sans cesse renoue
emplissant la-Cour

Parole-lait ruisselle
la Terre afflue sous la voûte,
toute la terre va aux eaux, la paix.
Les ombres s’inclinent,
l’arbre (chacun) se dresse, parle depuis ses racines
les feuilles exaltent l’air
les pierres
se rassemblent et chantent

Mais Monchoachi ne fait pas seulement œuvre de poète, ou plutôt il inscrit son écriture poétique dans une tentative plus vaste - et politiquement engagée - de restaurer la parole abîmée par l’usage conceptuel de l’Occident. A cet égard, je me suis demandé si Monchoachi, qui est un lecteur averti de la poésie allemande, n’avait pas choisi le titre de son recueil en songeant à Paul Celan, et à son poème et recueil « Strette », car Paul Celan a aussi confronté la parole poétique, et sa propre judéité, à la menace d’anéantissement au coeur de la civilisation occidentale, qui était pour lui incarnée par la Shoah. Même s'il est possible que je surinterprète, la parole poétique de Monchoachi, qui a choisi un angle d’approche par la Kabbale juive plutôt que par la religion chrétienne, me semble ainsi faire un lointain écho à la parole poétique de Celan, elle aussi énigmatique et obscure, et en quête d’un répondant dans un monde occidental incapable de l’entendre, voire qui cherche à l'étouffer parce qu’elle le menace. En effet, l’intention avouée de Monchoachi, très explicite dans le liminaire (mais encore plus dans son recueil d’essais « La parole sauvage », dont la lecture me semble essentielle pour bien comprendre la pensée de Monchoachi), est de dénoncer et combattre la pensée conceptuelle occidentale et sa relation au monde profondément mortifère, monde que l’Occident ravage et détruit en l’assujettissant à un modèle de société, technologique et technocratique, où la nature (mise au pillage) et l’humanité elle-même (soumise à l’esclavage, à la colonisation, à l’exploitation, etc.) ne sont que des ressources. Pour Monchoachi, cette situation résulte du double impact de l’émergence du monothéisme (qui a placé l’homme hors du monde) et de l’invention d’un langage écrit capable de se substituer pleinement à la parole orale (qui a conduit l’homme à progressivement remplacer le monde par sa représentation conceptuelle). Le premier lieu du combat est le langage, qu’il y a urgence vitale à restaurer car la parole, via la lettre transformée en signe, s’anéantit de plus en plus dans le nihilisme de l’oralité perdue et s’efface devant le nombre, qui arase et détruit les singularités.

[Liminaire] : Du dispositif de la Lettre en signe, faisant disparaître le son qui véhicule la vibration des choses, la métamorphose du monde en l’Occident émerge. De la mutation de la lettre en l’ère informatique, le monde se vitrifie en se commuant irrésistiblement en nombre.

Cette transformation de la lettre en signe et nombre n’est pas un méfait de notre modernité, mais un principe structurant de la pensée occidentale, car ce biais est aussi présent dans la pensée mystique traditionnelle, ainsi que l’illustre Monchachi en citant Abraham Aboulafia (kabbaliste médiéval du 13ème siècle) :

« Si tu ne penses pas, tu ne peux compter et si tu ne comptes pas, tu ne peux penser »

Contrairement à Monchoachi, je ne suis pas hostile au nombre et aux concepts qu’il soutient, ni au formalisme mathématique des lois scientifiques et à leur puissance de description et de représentation, tant qu’il ne provoque pas une confusion entre la réalité du monde et le modèle de sa représentation (piège dans lequel ne sont jamais tombés les grands physiciens, notamment les pères fondateurs de la physique quantique – Einstein, Bohr, Heisenberg et Schrödinger - qui ont toujours été lucides sur les limites de leurs théories). Dans « La parole sauvage », Monchoachi manifeste un rejet radical et en assume toutes les conséquences, sans aucun compromis : comme beaucoup, il condamne la mondialisation mais il récuse aussi le fonctionnement des démocraties, dont la légitimité repose entièrement sur le nombre et non sur des exigences ontologiques. Monchoachi est en décalage avec les valeurs occidentales et contemporaines mais sa parole, résolument anti-moderne, doit être lue et, plus encore s’agissant d’une parole soucieuse d’oralité, entendue car elle est de celles qui (comme chez tous les poètes majeurs), en s’ouvrant à l’invisible et en accueillant l’indicible, nous indique un chemin vers le monde, comme une voie possible de réconciliation, en même temps qu’elle nous offre une arme pour combattre l’anéantissement opéré par la mondialisation occidentale, qui se déploie CONTRE le monde (Monchoachi insiste dès le propos liminaire sur le « contre », d’où le sous-titre du recueil « la confrontation ») et que le « progrès » technologique menace encore d’accélérer… Comme Césaire qui avait l’ambition de parler pour sauver le monde, mais avec d’autres armes miraculeuses que celles élues par Césaire, dont le créole (que ne parlait pas Césaire) comme arme et levier, Monchoachi veut écrire – et parler – pour tout homme :

A-t-il encore assez parole, « l’homme », pour se retourner, s’éjecter hors du renfermement, et dans un espace-temps propice à son essor, jointé à toutes les dimensions et à toutes les énergies de son « côté prope », le côté prope de l’homme en tant que tel, non comme « maître et possesseur de la nature », et le côté prope de chaque peuple en son « la-manière » ? Le créole nomme, avec force et richesse d’entente, cet « homme » ainsi dimensionné, campé dans tout l’allant de sa plénitude : « moun ». Et toutes les jointures qui articulent et impulsent son rythme, à savoir son accord avec le temps, : passé, présent, avenir ; à savoir l’éternel accord de la parole et du corps, embrassant et laissant briller son lieu (son côté propre), laissant émerger sa « claircie », se déployer son monde ; ce qui l’envelopperait s’il parvenait à se soulager de tout cet encombrement présent et, par conséquent, se mettait en disposition d’accueillir les vibrations du ciel et de la terre que porte ce dernier : toutes ces jointures résonnent dans ce mot.