Le barman du Ritz
de Philippe Collin

critiqué par TRIEB, le 19 août 2024
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
LE RITZ REVISITE
Les romans sur l’Occupation constituent un genre littéraire difficile à maîtriser ; ils doivent éviter deux écueils : un parti pris trop simplificateur véhiculant une vision du monde unilatérale, partiale et partielle, un manque d’épaisseur des personnages inclus dans ces récits. Ce qui s’impose à la lecture de ce roman absolument magistral et admirablement document Le barman du Ritz de Philippe Collin, c’est d’avoir su éviter ces obstacles avec brio et maestria. Frank Meier, le personnage principal de ce roman, est barman au Ritz, ce grand hôtel prestigieux, symbole du chic et du luxe parisien. Cet homme a déjà une vie bien remplie : il a été ancien combattant de la Grande Guerre, est d’origine autrichienne, comprend donc parfaitement la langue de Goethe. Il possède à la perfection son métier : la préparation des cocktails les plus divers, les plus rares, n’a pas de secret pour lui. Il garde un secret pour lui, lorsque les Allemands entrent dans Paris en juin 1940. Il est juif.
Comment, dès lors, s’adapter sans se trahir, donner le change aux officiers nazis et aux militaires de la Wehrmacht, agir dans l’ombre et le secret tout en accomplissant sa fonction ? Toutes ces questions, Frank Maier se les pose en permanence tout le long du roman. La veuve du directeur du Ritz n’a de cesse dès le début de l’Occupation allemande de vouloir restaurer la vie mondaine du Ritz : « Le ministre Goebbels nous a fait savoir, à M. Elmiger et à moi-même, par l’intermédiaire du colonel Speidel, qu’il souhaite relancer au plus vite une vie mondaine au Ritz. (…) Vous pourriez nous aider à faire revenir quelques anciens habitués …Sacha Guitry, Serge Lifar, Jean Cocteau …Je crois savoir que vous entretenez des rapports privilégiés avec eux, non ? »
Frank Meier n’oublie pas, durant cette sombre période, les valeurs morales qui ont pu marquer la France dans un passé récent, il craint leur déperdition définitive : « Ce que Frank craignait est en train d’advenir sous ses yeux, l’arme la plus redoutable des nazis : l’avilissement sournois des âmes. »
D’autres aspects de l’Occupation sont soulignés dans ce roman :la présence régulière au Ritz d’artistes du cinéma français : « L’endroit est le rendez-vous incontournable du cinéma français (…) Jacqueline Delubac, Fernand Gravey, Danielle Darrieux, Junie Astor, Viviane Romance (…) Suzy Delair, Pierre Fresnay. »
Frank Meier se pose décidément les bonnes questions. Il s’interroge sur la disparition des bourgeois, sur l’effacement de leur patriotisme : « Depuis 1940, la bourgeoisie éclairée n’a pas pu éviter le gouffre. La probité et l’honneur ont empêché quelques-uns de succomber aux tentations du cloaque de Vichy, mais ils sont rares et reclus, on ne les entend plus. Quant à tous les autres, guidés par l’opportunisme et surtout par la peur de perdre leurs privilèges, ils se sont adaptés aux exigences des temps nouveaux. »
Ce roman, dont la reconstitution du Paris de l’Occupation est parfaite, illustre aussi l’affrontement entre le renoncement, la lâcheté, et le courage, la fidélité à des convictions. C’est ce qui détermine tout au long du roman la conduite de Frank Maier, fabricant de faux papiers, intermédiaire entre les conjurés allemands du 20 juillet 1944 en jouant le rôle de boîtes aux lettres. C’est une illustration littéraire et historique de cette lutte permanente : celle de la conscience morale. Il n’est pas douteux que cet ouvrage se classera dans les meilleurs du genre sur cette période de l’histoire de France. À lire de toute urgence et à recommander vivement.