Les Grandes Oubliées - Pourquoi l'Histoire a effacé les femmes
de Titiou Lecoq

critiqué par Thaut, le 30 mai 2024
( - 31 ans)


La note:  étoiles
Excellent ouvrage de vulgarisation
La journaliste Titiou Lecoq présente ici un livre militant, qui entend démontrer par l’exemple – ou plutôt, les nombreux exemples – l’invalidité d’un certain nombre de représentations qui aujourd’hui encore affectent bien tristement les relations entre les sexes, au détriment des femmes.

Ainsi propose-t-elle un livre suivant le fil d’une histoire, principalement centrée sur l’Europe occidentale et la France, relue à l’aune d’une réflexion historiographique qui prend enfin en compte la donnée sexuée. Retraçons rapidement cette évolution méthodologique ; la discipline historique s’est constituée en science il y a peu de temps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle principalement ; la société patriarcale de l’époque a transposé sur les périodes historiques passées ses propres structures et préjugés, ceci de manière tout à fait inconsciente. C’est la force de ces pensées toutes faites, ces allant-de-soi, que de sembler si évidents qu’on ne pense même plus à les questionner. Ainsi, l’autrice donne dès l’introduction un exemple qui parlera à tous ses lecteurs ou lectrices. Son livre d’histoire, à l’école, lui présentait en effet de la préhistoire la vision suivante : Monsieur Cro-magnon part à la chasse pendant que Madame Cro-magnon reste s’occuper de son ragoût de mammouth pour nourrir bébé Cro-magnon. Le mien faisait la même chose ; sans doute est-ce le cas de bien d’autres. On reconnaît ici une structure patriarcale classique, présentée comme naturelle et immuable, ce qui justifie sa pérennité dans le présent. Mais jamais on ne s’est demandé sur quelles sources on s’est fondé pour affirmer que les sociétés préhistoriques ou proto-historiques suivaient aussi ce schéma.

La réponse est simple : en général, aucune. Des réalités de la société bourgeoise du XIXe et du XXe siècle ont simplement plaqué leurs préconceptions sur une période pauvre en sources. De nouvelles recherches ont alors eu lieu ; l’étude plus poussée de sources archéologiques jusque-là survolées par manque de temps révélèrent des groupes humains restreints où les capacités de chacun.e était mises à contribution pour tout type de tâches ; les hommes participaient à la cueillette (activité par ailleurs extrêmement physique), comme les femmes à la chasse (voir par exemple Claudine Cohen ou Jennifer Kerner).

Ce changement méthodologique eut des effets similaires quand on l’appliqua à d’autres périodes ; ainsi des célèbres tombes vikings : ces tombes, richement décorées et notamment dotées d’épées et d’armes de prestige, furent pour cette raison attribuées à des hommes et on en déduisit que la société viking était monolithiquement patriarcale. Or, l’attribution d’un sexe masculin aux cadavres semblait si évidente que nul ne prit la peine de les regarder de près. Là encore, ce travail fut fait récemment, et montra qu’une partie minoritaire, mais non négligeable de ces tombes abritait des femmes, remettant ainsi en question (sans l’annuler tout à fait) la dimension patriarcale des sociétés scandinaves et contribuant ainsi à saper l’assise historique de nos propres structures sociales.

On l’aura compris, le livre de Titiou Lecoq relit notre histoire en essayant donc d’adopter un point de vue neutre du point de vue sexué, afin en retour d’agir sur le présent : il s’agit de faire cesser de croire que les femmes auraient un rôle « naturel » dans la société, puisque « ça a toujours été comme ça » ; non, ça n’a pas toujours été comme ça. Il ne s’agit bien sûr pas de nier la domination historique des femmes par les hommes, mais de montrer que celle-ci a connu des failles et que l’histoire, quand on la regarde honnêtement, montre de nombreux exemples de femmes qui ont montré à tous les postes et dans toutes les charges des compétences valant largement celles des hommes.

La partie la plus faible du livre est sans doute celle dédiée aux époques les plus anciennes ; le manque de source invalide les théories patriarcales héritées du XIXe siècle, mais interdit également d’aller trop loin dans l’interprétation. J’ai d’ailleurs trouvé que par moments, l’autrice semble oublier les principes historiographiques sur lesquelles elle fonde pourtant (à juste titre) sa critique de l’histoire traditionnelle, pour promouvoir des thèses qui l’arrangent mais que les sources ne valident pas plus. C’est par exemple le cas lors de son analyse des vénus, petites statuettes représentant des femmes. Si l’autrice ne va pas jusqu’à dire que ces statuettes sont la preuve de l’existence d’une société matriarcale, et qu’il faut reconnaître qu’elle a l’honnêteté de présenter ses thèses comme non démontrées, on sent toute son envie de croire que cela révèle des sociétés où la femme a une place prédominante. En réalité, ces vénus ne démontrent rien. Face à la difficulté où l’on est de croiser avec d’autres sources ces trouvailles, les utiliser pour affirmer telle ou telle idée ne peut se faire qu’en pure perte. Il s’agit cependant d’un détail, et tout le reste du livre, est sérieux du point de vue méthodologique.

Écrit dans un style simple, le livre présente une série de brefs chapitre s’attardant chronologiquement sur chaque grande période historique, jusqu’à aujourd’hui. Cette simplicité est une de ses forces – il est très facile et rapide à lire ; et de ses faiblesses – on reste sur sa faim. Quelle que soit l’époque envisagée, le propos est succinct. Cependant, chaque chapitre est abondamment sourcé et on peut facilement piocher dans la bibliographie, nombreuse et variée, pour approfondir un propos très intéressant : chaque chapitre, en effet, montre comment on a oublié, à chaque période, un certain nombre de femmes, en quoi le regard patriarcal a infusé dans tous les discours historiques, quelle que soit l’époque sur laquelle ceux-ci se penchent.

On voit ainsi resurgir des reines, des chevaleresses (avec au passage d’intéressantes réflexions sur l’histoire de la langue) et des duchesses au Moyen-Âge et à la Renaissance ; des journalistes et des pamphlétaires faire la Révolution ; des guerrières scythes qui ont peut-être inspiré les Amazones, etc.

Titiou Lecoq ne s’attache pas seulement à remettre en lumière les « oubliées de l’histoire » qui donnent son titre au livre. Elle s’attarde aussi sur ce que chaque époque a pensé des femmes, comment on les considérait, et quelles raisons on a invoquées pour à chaque fois les mettre à l’écart. L’ensemble est fort intéressant ; l’autrice démontre bien que, d’une part, à chaque époque, on a essentialisé le sexe féminin, on l’a enfermé dans une soi-disant nature féminine immuable, profonde et intrinsèque pour mieux le reléguer à une place subalterne ; mais elle montre aussi que d’autre part, cette nature féminine immuable, profonde et intrinsèque est tout à fait différente selon l’époque à laquelle on s’intéresse (ce qui remet en question l’idée même de nature féminine immuable, profonde et intrinsèque qui en toute logique ne devrait pas beaucoup évoluer, puisqu’elle est profonde, immuable et intrinsèque). Par exemple, on a pendant des siècles considéré que la femme était en proie à d’incontrôlables pulsions sexuelles, contrairement à l’homme (cette raison fut utilisée pour justifier de ne pas confier de responsabilités à une femme). Cette idée est présente de Platon à Montaigne. Ces images du masculin et du féminin sont aujourd’hui tout à fait inversées ; l’homme serait, selon la pensée actuelle, du côté de la pulsion, la femme du contrôle et de la réserve. De manière intéressante cela n’a pas changé les hiérarchies sociales ; ce contrôle soi-disant caractéristique de la femme a été réinterprété en douceur qui la réserve aux activités du care, tandis que le caractère soi-disant pulsionnel de l’homme est considéré comme une agressivité nécessaire à l’exercice de hautes fonctions, dans une société libérale qui valorise désormais l’initiative et la prise de risque. On voit ainsi que le masculin et le féminin sont des catégories subjectives, qui n’ont pas de réalité propres mais sont sans cesse réévaluées et réinterprétées par les sociétés, toujours à l’avantage du groupe dominant.

Pour résumer, c’est un livre qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion très intéressantes et de manière très claire et simple (le style est parfois même un peu trop léger, avec quelques familiarités qui peuvent néanmoins plaire à certain.es), donc un excellent ouvrage de vulgarisation. Cette synthèse efficace mérite cependant d’être complétée par d’autres lectures.