Continuer l'Histoire
de Hubert Védrine

critiqué par Eric Eliès, le 21 avril 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un essai politique clairvoyant - mais un peu trop concis - sur l'évolution des relations internationales au début des années 2000
Le titre de ce petit livre d’Hubert Védrine, qui fut un proche conseiller de François Mitterrand et le ministre des affaires étrangères du gouvernement Jospin sous Jacques Chirac, prend le contre-pied du célèbre essai de Fukuyama (« La fin de l’Histoire »), qui supposait que l’effondrement de l’URSS marquait le triomphe de la démocratie-libérale américaine dont le modèle, supérieur à tous les autres types de régime de gouvernement, allait s’imposer et se généraliser dans le monde, mettant fin à tous les antagonismes et provoquant l'émergence d'une communauté internationale (institutions internationales, acteurs économiques, ONG, etc.) qui allait progressivement se substituer aux Etats. Pour Védrine, ce rêve irénique et irréaliste n'était que le fruit de notre ingénuité et il nous faut nous réveiller. Ecrit en 2007, donc bien après les attentats du 11/09/2001 et après la seconde guerre d’Irak déclenchée en 2003 par les USA, quand il était devenu évident que Fukuyama s’était sérieusement trompé, ce livre, même s’il date d’une quinzaine d’années, est d’une troublante actualité et démontre la clairvoyance d’Hubert Védrine dans son appréciation des menaces internationales, et de leur évolution vers une conflictualité croissante.

La thèse principale de l’auteur est que la mondialisation de l’économie libérale est une dérégulation qui affaiblit les Etats et que, dans cette compétition internationale, l’Europe doit défendre ses intérêts par une politique de puissance et non plus seulement chercher à promouvoir des principes et des valeurs. Il faut remettre la politique au cœur des relations internationales, et défendre l’enracinement de l’Etat dans une nation qui lui donne chair et substance. Comme le livre est construit en cercles concentriques, qui se resserrent du monde à l’Europe puis de l’Europe à la France, je vais adopter la même structure pour en faire une synthèse rapide.

1. Le monde
Après l’effondrement de l’URSS, les USA et les Européens ont cru qu’ils allaient pouvoir façonner l’ordre international à travers la promotion des valeurs démocratiques et diffuser les valeurs du libéralisme à travers la mondialisation des échanges commerciaux. Cette double ambition - empreinte d'un universalisme qui se heurte parfois à d'autres systèmes de valeurs culturels et civilisationnels - a culminé à la fin des années 90, avec notamment la tenue de plusieurs sommets (notamment ceux de Rio, Copenhague et Pékin), la déclaration du Millénaire et les objectifs de développement adoptés à l’ONU en septembre 2000, mais tous ces beaux mécanismes de coopération internationale ont échoué à régler le conflit palestinien, à réduire les inégalités entre pays riches et pays pauvres, à endiguer les périls écologiques, etc. puis ont été fracassés par les attentats du 11 septembre 2001 et par la guerre d’Irak déclenchée en 2003 par Bush fils. Pour Védrine, la politique américaine, comme enivrée de son hyperpuissance, s’est transformée, sous l'influence du courant néoconservateur, en outil quasi messianique de conversion par la force aux valeurs de la démocratie-libérale américaine et de la mondialisation (qui s'apparente de plus en plus à une gouvernance par le marché et la finance). Contrairement à son père lors de la première guerre d’Irak, Bush fils n’a même pas cherché à obtenir un soutien de la communauté internationale pour renverser le régime en place, escomptant presque naïvement le surgissement spontané d’une démocratie favorable aux USA et à leurs intérêts. Citant Robert Kagan (auteur d'un célèbre article sur les différences entre Américains et Européens), Hubert Védrine insiste sur l'aveuglement des Européens, défendant des valeurs et des principes dans un monde inquiétant et instable (confronté à des menaces politiques mais aussi à des risques écologiques majeurs), face aux USA utilisant sans scrupule tous les leviers (économiques, militaires, etc.) de leur hyperpuissance.

2. L’Europe
L’Europe s’est construite, après deux guerres mondiales dévastatrices qu’elle a provoquées, sur des valeurs de coopération et de paix. Sans doute encore traumatisée par le poids de ses fautes morales, l’Europe peine à assumer un rôle de puissance politique pour défendre ses intérêts et n’a pas vu venir l’inflexion de la politique américaine, marquée par l’élection de Bush fils succédant à Bill Clinton (Védrine confesse à plusieurs reprises sa très grande admiration pour Bill Clinton, et sa vision des enjeux géopolitiques). Bush fils est l’émanation d’une Amérique qui ne se soucie pas des équilibres internationaux, et se sent assez forte pour imposer sa politique au reste du monde. Même s’il est un défenseur de la construction européenne, Védrine fustige l’angélisme des pays européens, qui ont oublié que les relations internationales sont avant toute chose des rapports de force et d’intérêts et que s’il convient d’avoir des principes pour faire de la politique, on ne fait pas de la politique pour défendre des principes, fussent-ils magnifiques. L’échec du référendum de 2005 sur la Constitution européenne (rejet en France et aux Pays-Bas, au grand dam des Allemands qui soutenaient mordicus ce projet – la chancelière Merkel déclarant même que le « oui » allemand n’était pas annulé par le « non » français) ayant démontré l’attachement des Européens à leur enracinement national, il faut construire et renforcer l’Europe, avec pragmatisme, autour de projets concrets (sur la sécurité dans un monde de plus en plus menaçant, mais aussi sur le mieux-vivre, sur la protection des espaces naturels, la lutte contre la pollution et le réchauffement climatique, etc.) et non sur de grands principes abstraits, auxquels les citoyens n’adhèrent pas. Védrine évoque la possibilité d’une ratification parlementaire sur un texte remanié (solution qui sera effectivement celle mise en œuvre par Sarkozy) mais, pour lui, l’enjeu n’est pas là : il faut que l’Europe reconnaisse pleinement les identités nationales et les pouvoirs régaliens des Etats, et que les instances européennes (notamment la Cour de Justice) cessent de vouloir étendre leurs attributions comme si elles cherchaient à rogner celles des Etats… Il faut aussi cesser de rabâcher l’ambition d’un fédéralisme européen qui n’a pas d’avenir (la France et l’Allemagne ne dialogueront jamais au sein de l’Europe comme si elles étaient l’Arkansas et le Dakota sous la bannière des USA) et poser des limites à l'expansion de l'Union européenne (Védrine est clairement hostile à l'adhésion de certains Etats candidats).

3. La France
Védrine achève son essai par une libre réflexion sur le marasme de la France, accentué par sa situation particulière au sein de l'Europe et du monde. En raison de son modèle social, la France ne se reconnaît pas dans le modèle pleinement libéral promu par les USA, où l’économie a pris l'ascendant sur le politique, qui lui est presque asservie. Son passé de grande puissance, qu’elle considère avoir perdu alors que sa voix est toujours écoutée et résonne avec force, entretient une nostalgie qui vire souvent à la frustration et à l’auto-dénigrement alors que, dans le même temps, l’attachement de la France à la reconnaissance de son statut peut la faire paraître arrogante aux yeux de ses partenaires.
Pour Védrine, il est important que l'Etat affirme son rôle et que la France reprenne confiance en son modèle singulier et le défende contre tous ceux qui le considèrent comme inadapté, notamment contre tous ceux pour qui la France doit se jeter dans la mondialisation en abandonnant son système social pour devenir compétitive. Mais Védrine dénonce aussi les tentations d’immobilisme et d’enfermement, comme un repli sur soi qui serait mortifère dans un monde dynamique. Pour lui, (dans ce livre écrit en 2007), la France est toujours une grande puissance, et doit retrouver confiance en elle pour continuer à assumer ses responsabilités et faire entendre sa propre voix, en Europe et dans le monde.

Nota : le livre me semble fidèlement refléter les convictions politiques de Hubert Védrine mais le rôle des collaborateurs n'est pas précisé. J'imagine qu'ils ont tenu la plume (l'écriture est simple et directe, mais aussi fluide et élégante) et que Védrine a validé le résultat, avec quelques retouches selon besoin. Il est dommage que le texte soit aussi court : j'aurais apprécié que Védrine développe davantage les relations entre l'Europe et les autres pôles de puissance, notamment la Chine.