La Terre magnétique: Les errances de Rapa Nui, l'île de Pâques
de Édouard Glissant

critiqué par Eric Eliès, le 31 mars 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une célébration poétique des mystères de Rapa Nui
Ce petit livre d’Edouard Glissant, à peine une centaine de pages, est né d’un projet porté par Patrice Franceschi, écrivain (plusieurs de ses livres – romans, nouvelles et poèmes - sont présentés sur CL) et capitaine du navire « La Boudeuse », qui se proposait d’aller, en compagnie de scientifiques, d’ethnographes et d’artistes, à la découverte des peuples de la mer disséminés sur les îles et lieux isolés du monde. Edouard Glissant ne pouvant effectuer lui-même le voyage, c’est à travers le regard de son épouse (Sylvie Séma) qu’il aborda à Rapa Nui, dite « l’île de Pâques », lieu isolé au cœur de l’océan Pacifique, et hanté de présences singulières, à la fois réelles et invisibles, comme embrumées dans l’Histoire et les recoins de l’île, où subsistent les traces des premiers habitants polynésiens. Comme l’explique Patrick Chamoiseau dans sa préface, ce livre n’est ni un récit de voyage ni une description, encore moins une tentative d’explication, des mystères qui entourent cette île et en façonnent la légende. Il s’agit avant tout d’une rencontre, de l’évocation d’un ressenti, d’une confrontation bienveillante à des mystères inextricables, qu’une approche exclusivement rationnelle serait impuissante à ne serait-ce qu’effleurer. Le texte est d’ailleurs émaillé de questions sans réponse. Il ne s’agit pas de comprendre mais de ressentir et rencontrer un lieu et des personnes - notamment dans les échanges quotidiens avec les habitants - pour accueillir en soi leur présence, comme un consentement et non comme un affrontement, comme ce fut trop souvent le cas dans toute l’histoire humaine.

Rapa Nui est un lieu aux multiples mystères, à la fois naturels et humains. Le premier évoqué par Glissant est celui du magnétisme intense des roches volcaniques, si puissant qu’il peut dérégler tous les appareils des navigateurs qui approchent certains points de la côte, notamment entre les volcans Poïke et Terevaka, à tel point que les avions contournent le site avant de se poser à l’aéroport de Hanga Roa, la capitale. Le deuxième est celui de son isolement extrême, qui met un terme à l’errance des navigateurs venus de Polynésie, comme si l'île marquait un point nodal sans possibilité de retour (le centre de l’île est d’ailleurs surnommé le « nombril du monde ») et une limite au-delà de laquelle il n’était plus permis de s’aventurer. Il y a aussi tous les mystères humains, qui se dévoilent dans les nombreuses traces laissées par les Polynésiens qui abordèrent cette île déserte vers l’an 1000 : les moaï, bien sûr, mais aussi les légendes orales (qui remontent au roi fondateur, Hotu Matua, qui reçut le signe de quitter les Marquises après sa défaite contre le roi Ohatu Iiama), les mythes (dont celui d’une île à la lente dérive), l’écriture (devenue indéchiffrable après la mort des derniers initiés), les rituels (dont celui des hommes-oiseaux) et les dessins, dont les formes (notamment le triangle, important pour les Polynésiens, qui se retrouve également dans la forme triangulaire de l’île) font écho à celles retrouvées en d’autres parties du monde, comme si les imaginaires de tous les peuples trahissaient une source commune faisant résurgence dans les mythes et les arts… La force des imaginaires est primordiale pour Edouard Glissant, dont les travaux sur la société créole (mêlant philosophie, sociologie et poétique) ont forgé le concept (que Chamoiseau appelle un « poécept ») de la Relation et du Tout-Monde, où la singularité de chaque peuple doit être comprise dans la complexité dynamique de ses échanges (historiques, économiques, démographiques, culturels, artistiques, etc. et impensés) avec le monde et les autres peuples.

Les personnages, ou les glyphes, ou les traces gravées des Rongo Rongo ne sont pas seulement énigmatiques, ils entretiennent avec d’autres formes de représentation dans le monde une adhésion secrète. Une de ces figures des Rongo Rongo, ces pales de bois gravées dont on ne sait si elles résument une écriture ou si elles recueillent un exemplaire d’esthétique, se retrouve sous des allures plus humanoïdes dans les pétroglyphes de Toro Muerto, aux environs d’Arequipa, au Pérou, la même forme qui se profile dans les créations emblématiques des pays dogon, et s’est stylisée sur les couvertures des éditions « présence africaine », la même qui s’éparpille et se rassemble dans les figurations de la diaspora africaine, en Haïti par exemple, dans les vèvès tracés à la farine devant les temples et les autels vodous, la même encore qui paraît de temps en temps dans le scripturaire maya ou aztèque. Que veut cette forme ? Est-ce là un de ces universaux dont les catégories ont été inventées pour nous faire accepter les « dissemblances dans le même », les différences dans le semblable ? (…) Le monde était déjà là, dans Rapa Nui, par la grâce et la sacré de ces formes. Aujourd’hui, les mondes connus roulent avec la plus grande tranquillité, par la Relation et par le mélange, à travers la terre magnétique.

Pour les pascuans, les échanges avec le monde, après l’arrivée des Européens, furent douloureux. Edouard Glissant n’élude pas l’anéantissement d’un peuple et de son écosystème, y compris naturel. L'île
a été reboisée d'eucalyptus. La famine, les maladies, la déportation des hommes (dont le dernier roi, Riko Roko) vers l’Amérique du Sud (pour exploiter le guano, etc.), mais aussi l’importation des rats, puis des moutons, ont ravagé l’île. Que reste-t-il aujourd’hui de Rapa Nui ? La plupart des pascuans essaient de subsister en profitant du tourisme (maison d’hôtes, etc.) mais les activités économiques sont orientées par les autres puissances du Pacifique, en premier lieu le Chili (qui est l'Etat souverain) mais aussi la France, dont l’influence s’exerce via la Polynésie (à la fois source de richesse matérielle mais aussi d’inquiétude quand Glissant évoque les essais nucléaires). De nombreux pascuans assument une double appartenance à l’île et aux autres lieux où une partie de leur famille s’est implantée, notamment parce que les jeunes quittent l’île pour leurs études (réalité que Glissant connaît bien : il ne l’évoque pas mais lui-même avait créé en Martinique un centre universitaire pour essayer de permettre aux jeunes antillais de suivre des études supérieures sur le territoire). La situation est difficile pour les habitants autochtones de l’île, qui sont partagés entre un souci de bien-être matériel et leur désir de sauver leur identité. L’île est de plus en plus sanctuarisée, via des espaces protégés, mais la culture s’étiole de plus en plus, se transformant en folklore pour touristes… C’est dans les échanges avec ses hôtes qu’Edouard Glissant, via Sylvie, comprend que la pensée et les mythes primordiaux survivent encore. Les lieux et les pierres parlent toujours, et les anciens tabus persistent, comme celui qui empêche Ammy Nako d’épouser l’homme qu’elle aime, Lepono Kano, parce que leur presque homonymie fait craindre qu’ils partagent un même sang hérité des premières familles…

Enfin, je conclurai cette petite note de lecture en soulignant la beauté et la puissance poétique de l’écriture d’Edouard Glissant. Elle décrit avec précision les lieux et les mystères de Rapa Nui, mais sa force de célébration - et presque d’invocation – donne à ressentir, avec une force peu commune, la densité de présence des choses invisibles. Ainsi, pour évoquer une carrière de moaï :

L’île est cryptée, tatouée des motifs de l’univers, empreintes des êtres venus d’au loin, peintures de terres et de minéraux blancs, jaune et rouge, « êtres migrants », qui redeviennent vert doux, pétroglyphes vivants, quand les pluies envahissent les corps de pierre et glissent doucement dans leurs traits creusés, quand les éclats indigo de la mer se sont mêlés à ceux du soleil, et qu’ils semblent se soulever, et vouloir attraper l’horizon, le tirer vers l’île.
Des jardins. Visibles dans les parties des cavernes qui sont à plein ciel, comme dans un puits ouvert. Peut-être obéissent-ils au même principe qui a permis la survie des jardins créoles : le mélange des espèces qui se protègent mutuellement, ici les avocatiers se mêlent au maïs aux patates douces aux bananiers. Ils communiquent aussi entre eux par les fissures de la roche où circule l’eau de pluie. Les lieux de l’île sont reliés par un réseau souterrain de canaux creusés par la lave, où passe l’énergie qui emporte avec elle les rêves des hommes et des femmes. C’est leur espace réel, ils vivent et revivent dans la roche. Parfois on sent les vapeurs transparentes soulever cette roche et lui rendre sa respiration. Elles nous rappellent, c’est l’idée de Betty Rapu, que toute l’île flotte sur une nappe d’eau douce au long des plaques terrestres, elle est un bateau errant, dont seuls les oiseaux migrateurs connaissent la course.