Conversation en Sicile
de Elio Vittorini

critiqué par Myrco, le 2 mai 2024
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Un "monde offensé"
C'est une oeuvre tout à fait singulière, déconcertante, que cette "Conversation en Sicile" couramment présentée comme une "critique voilée du régime fasciste italien", une oeuvre qui laisse une impression d'étrangeté que génèrent à la fois une composante irréaliste et une écriture assez simpliste mais hyperrépétitive.
C'est un texte assez inclassable, entre roman et fable, qui s'inscrit néanmoins dans la réalité concrète d'une Sicile pauvre, voire misérable de la seconde moitié des années 30, un texte qui, écrit à cette époque, frappe par sa modernité, échappant au roman conventionnel, et empruntant largement au genre théâtral. C'est un texte dont le sens ne se donne pas toujours d'évidence, qui demande au lecteur un effort de décryptage et dont je retiendrai surtout la dimension compassionnelle quasi christique qui pleure sur la misère du genre humain, du "monde offensé" (pour reprendre une expression récurrente).

"Conversation en Sicile" ouvrage le plus célèbre d'Elio Vittorini, intellectuel sicilien engagé, est considéré comme un classique de la littérature italienne. D'abord publié par fragments en revue en 1938-39, il échappe ainsi à la censure du régime de Mussolini avant d'être rattrapé et dénoncé par le Vatican comme "immoral et antinational" et interdit en 1942.

Il raconte le voyage éclair effectué par un ouvrier typographe sicilien trentenaire, émigré à Milan qui, sur un coup de tête, en plein hiver, décide de revoir son île natale, après quinze années d'absence, et rend visite à sa mère désormais seule, qu'il n'avait jamais revue et à laquelle il se contentait d'envoyer une carte postale chaque année.
Au cours de ce voyage, il va rencontrer divers personnages, dialoguer avec eux, retrouver auprès de sa mère ses souvenirs d'enfance, sortir peu à peu de son indifférence au monde et retrouver la faculté d'exprimer sa souffrance.

Le début de l'ouvrage nous met en présence d'un narrateur accablé, déprimé, autant par son contexte personnel que par celui ambiant véhiculé par la presse qui fait état de massacres (référence à la guerre civile espagnole ?): "J'étais comme vide, croyant le genre humain perdu, et j'étais dans le calme plat de ma non espérance."
La première partie (le livre en comporte cinq) est celle de la désespérance: désespérance du narrateur, désespérance du sicilien aux oranges qu'il rencontre sur le ferry, un représentant de ce peuple de petits siciliens pauvres " affamés et doux, bien qu'ayant froid, sans manteaux ", surexploités, qui ne rêvent que de l'Amérique " le royaume des cieux sur la Terre ". Mais aussi peut-être désespérance de ces policiers siciliens côtoyés dans le train, bras honnis du régime, qui assimilent la misère à la délinquance et se vantent de pouvoir arrêter les gens. Du moins, c'est ce que suggère un passager, le grand Lombard, qui explique le choix de leur métier par un état de renoncement: " Que fait quelqu'un quand il renonce ? Quand il se considère comme perdu? Il fait la chose qu'il déteste le plus faire ". Ce personnage pourtant privilégié, exprime lui aussi une insatisfaction profonde dictée par une exigence supérieure quant au devoir de l'homme envers les autres.

Les seconde et troisième parties relatent les retrouvailles avec la mère, incarnation de ces femmes fières avant tout, habituées aux durs travaux et pleines de ressources face au dénuement. Leur conversation fait ressurgir dans la mémoire du fils des souvenirs oubliés, comme un voyage salutaire dans le passé, certains faisant l'objet d'une démystification de la part de la mère. C'est une plongée dans la Sicile profonde ravagée par la pauvreté, la faim, la maladie (malaria, phtisie), la précarité extrême dans laquelle vivent certains et que l'on découvre lorsque la mère emmène son fils dans sa tournée de piqûres auprès de ses patients. Leurs échanges donnent parfois lieu à des confidences improbables d'une mère à son fils, notamment lorsque celle-ci confesse sans honte ses accrocs à la fidélité conjugale en représailles au comportement vécu comme humiliant et frustrant du père à son égard. Sans doute est-ce ce sur quoi se fondait l'accusation d'immoralité au même titre que sur l'attitude de la mère visant à se valoriser au mépris de la pudeur de ses patientes. En même temps, l'auteur poursuit une réflexion sur l'humanité " peut-être le genre humain n'est-il pas tout entier genre humain ".

La suite glisse de plus en plus vers une dimension irréaliste avec la rencontre de personnages qui tiennent plus de l'allégorie que de la réalité, des personnages qui semblent tisser entre eux et avec le narrateur un lien de fraternité dans la conscience partagée du "monde offensé". Il y a d'abord Calogero, le rémouleur qui se plaint d'avoir trop peu de lames à repasser et semble regretter la passivité, appeler de manière voilée à la révolte : " il me semble qu'il suffirait que tout le monde ait des dents et des ongles à se faire repasser ". Puis Ezéchiel, le bourrelier, qui invite à communier dans la tristesse des gens qui souffrent non pour eux-mêmes mais pour " le monde offensé " et dénonce l'individualisme égoïste: " Tous souffrent, chacun pour soi-même, mais ils ne souffrent pas à cause du monde qui est offensé et ainsi le monde continue d'être offensé ". Echappent à la condamnation, des offenses commises par les petits " ce ne sont là que des petitesses entre pauvres hommes du monde " (référence au vol dont est victime le rémouleur) qui n'ont rien à voir avec les offenses perpétrées par ceux " qui rient des offenses accomplies ou à accomplir " (comprenons les oppresseurs). Quant à Porfirio le drapier, lui réfute l'usage des armes (les couteaux, les ciseaux) au profit de l'eau vive ( l'eau bénite de la religion ?) pour laver les offenses du monde. La tournée s'achèvera dans la taverne de Colombo où une assemblée déverse sa douleur dans le vin qui ne fait que désarmer l'homme.

Le livre s'achève par un épisode onirique dans un cimetière lieu d'un dialogue entre le narrateur et le fantôme d'un de ses frères morts à la guerre (la campagne d'Abyssinie ?). C'est au sein de cette dernière partie que l'on trouve la dénonciation quasi transparente du discours qui prétend transformer en honneur la mort de jeunes gens innocents et rendre leurs mères heureuses et fières. Dans un dernier tableau, la femme de bronze ( statue censée rendre hommage aux soldats morts ) se rit de la souffrance peut-être comme ces corbeaux contre lesquels on s'acharne en vain ?