Barbara
de Jørgen-Frantz Jacobsen

critiqué par Myrco, le 21 avril 2024
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Plus qu'un portrait de femme
Un classique de la littérature scandinave qui vous transportera aux îles Féroé, à mi-chemin entre l'Ecosse et l'Islande, à la fin du 18ème siècle.
Unique roman de son auteur, un des rares écrivains féroïens (à ne pas confondre avec le danois Jens Peter Jacobsen), paru en 1939, un an après sa mort, il connut dès sa sortie un large succès bien au-delà des frontières du Danemark.

Le livre est d'abord une histoire d'amour transgressive et destructrice entre deux personnages que tout oppose: Barbara, une jeune femme qui traîne déjà derrière elle un lourd vécu, veuve de deux pasteurs et que l'on soupçonne de ne pas être étrangère à leur mort ( personnage inspiré d'une figure réelle Beinta Broberg qui épousa successivement trois pasteurs de l'archipel), et Monsieur Paul, le jeune pasteur fraîchement débarqué, promis à une belle carrière ecclésiastique et missionné par les autorités religieuses de Copenhague pour ramener l'exemple de la vertu dans les rangs.

"Barbara" nous est le plus souvent présenté avant tout comme un portrait de femme marquant, celui d'une femme libérée indifférente à l'opinion publique. Peut-être faut-il voir là l'une des raisons de son succès, en particulier au sein d'un lectorat féminin enclin à se projeter dans une telle figure. Si certains voient en elle une femme aux moeurs dissolues, plus nombreux ,y compris parmi la gent féminine de l'île, ne résistent pas à sa grâce, sa joie de vivre, sa façon touchante de s'intéresser aux autres. Personnalité solaire, entourée d'une aura particulière, elle est celle vers qui convergent toutes les rumeurs et toutes les attentions au sein de cette petite communauté. Le problème est qu'elle est incapable de ne pas céder à ses pulsions du moment:"elle est ainsi faite qu'elle tente tout le monde et qu'elle-même se laisse tenter". Malheur à ceux qui succombent à ses charmes. Mais si elle s'avère totalement inconséquente pour les autres, elle le sera tout autant pour elle-même...
J'avoue ne pas avoir été séduite par cet archétype de femme fatale trop frivole, insouciante à mes yeux. A l'inverse le personnage de Paul tombé sous l'emprise de cette femme, conscient du prix à payer, assumant un amour que condamne sa religion qui exhorte à ne pas succomber à la tentation m'a paru beaucoup plus intéressant. D'ailleurs, bien que la narration s'effectue à la troisième personne, l'auteur traite l'écriture de ses deux personnages de manière différente. Elle, est plus appréhendée au travers de son comportement extérieur, lui, plus donné à voir de l'intérieur. Le lecteur vit avec lui ses déchirements, ses passages d'exaltation et de bonheur intense suivis de phases de détresse et d'angoisse.

Plus que son thème central (je ne suis pas fan des romans d'amour) c'est un autre aspect qui a constitué pour moi l'intérêt majeur de ce roman.
A un premier niveau, j'ai apprécié la critique plus ou moins sous-jacente et parfois incisive voire caustique de cette communauté ecclésiastique plus préoccupée de considérations personnelles et financières que de vertus chrétiennes. Plus encore l'auteur pointe avec ironie une fonction de la religion qui offre la possibilité de se détacher de toutes les misères terrestres " un bon remède pour sûr""et n'hésite pas à se gausser de pratiques qui permettent de se dédouaner à pas cher:" Et tous, rejetant le joug terrestre , chantèrent la gloire des cieux. Ils étaient maintenant en règle avec leur conscience", ramenant parfois l'exaltation spirituelle à une motivation beaucoup plus triviale:"Ils ne savaient pas que c'était l'attente d'un bon repas qui leur donnait des ailes". Le chapitre "Vanités,vanités" ne manque pas de piquant dans ce registre!
Mais au-delà, derrière cette histoire d'amour fatal se profile à mon sens une réflexion plus profonde qui donne au roman une dimension plus large. Le vecteur en est un troisième personnage, plus important qu'il n'y paraît, celui du juge adepte d'un certain scepticisme qui, avec un recul assez désabusé, nous dresse un portrait sinon méprisable du moins attristant de la nature humaine que la religion ne saurait sauver. Selon lui," l'homme est foncièrement déraisonnable et ne peut pas vivre hors de l'égarement". Finalement, le roman nous renvoie à l'image d'une humanité confrontée à une double folie, d'un côté celle qui consiste à vivre ses passions sans entrave avec à la clé le prix à payer (la scène de la fête sombrant dans l'ivresse et la luxure en offre une des illustrations), de l'autre celle qui consiste à croire en une grâce divine illusoire à laquelle se raccrochent les croyants pour effacer leurs vices:" qu'est-ce donc que la grâce sinon une cassolette qu'on respire quand la puanteur du péché devient trop âcre ?"Au bout du compte,"ce n'est que recouvrir une folie par une autre".

On ne saurait faire l'impasse sur la manière talentueuse dont l'auteur parvient à nous restituer l'environnement spécifique désolé et sauvage des îles Féroé, paysage de reliefs escarpés, de falaises vertigineuses, noyé sous une pluie quasi éternelle et, surtout à l'époque, l'extrême dépendance des habitants vis à vis des caprices du temps. Signalons le remarquable passage consacré au retour épique du pasteur depuis l'île de Mygènes.

Même si quelques accents ironiques ou quelques scènes, ici une joute verbale à vocation comique ( l'ouverture) ou là une situation vaudevillesque, tentent parfois d'en alléger la tonalité sombre dominante, celle-ci reste celle d'un drame, celui d'êtres brisés et plus largement peut-être d'une humanité égarée.