Un hiver fertile
de Myette Ronday

critiqué par Carmen P, le 6 février 2024
( - 70 ans)


La note:  étoiles
Des destins tissés d'embruns
Un hiver fertile
de Myette Ronday
éditions Complicités

Une vieille femme disparaît, elle a connu plusieurs générations de personnes. Son âge est indéterminé. De sa vie, de sa maison, de l’attention qu’elle a accordée aux autres découle toute l’histoire.
Tout le petit monde qui la côtoie est affecté par cette disparition et même Nina qui a connu Run alors qu’elle était enfant et venait en vacances avec ses parents à Soulac-sur-Mer. Nina que des évènements extérieurs ont choisie pour accompagner une pré-ado de Rome jusqu’à la demeure de sa grand-mère, Run, justement.
Bien involontairement Nina se retrouve dans la maison de Run être la seule personne capable de maintenir l’équilibre entre toutes les vies qui s’y sont réfugiées. Cette maison près de la plage, où le sable s’immisce et atteint chaque recoin pourrait bien finir ensablée, à moins qu’elle ne s’écroule un jour comme château de sable. Cette maison Run en avait fait un refuge pour tous les êtres perdus qu’elle accueillait sous son toit. Les femmes du villages, elles aussi pouvaient s’y retrouver et venir filer, tisser, coudre ou tricoter , réalisant des ouvrages plus ou moins ambitieux.

Ce n’était pas un clan de femmes puisque les hommes y étaient acceptés bien que ne faisant pas œuvre d’aiguilles.
Run accueillait chacun jusqu’à ce qu’il soit prêt à partir, elle était le lien entre toutes ces vies décousues qui chaque jour venaient filer chez elle… jusqu’à ce que se rompe le fil de la vie ou celui de l’ouvrage , parvenu à son terme. Nina devient une maille essentielle qui empêche le tricot de filer. Sur elle s’appuient toutes ces vies qui se cherchent et cette maison vouée à l’abandon ne semble tenir que pour elle, l'invitée.
Rien ne presse, chacun doit choisir sa direction et Nina elle-même doit découvrir le sens de sa présence ici.
L’ambiance est calme dans la maison, les doigts sont actifs pendant que se dénoue la vie et se noue autre chose, d’indéfinissable. Dans le silence bienveillant s’échangent peu de paroles mais chacun a l’oeil sur son voisin, veille sur lui, prêt à le soutenir. Ainsi, sans bousculer les choses, tous vont trouver des réponses à leur existence. Chacun sera aiguillé en secret par le fantôme de Run.
Laisser venir la réponse, la laisser mûrir, sans oublier le passé mais sans le charger sur le dos du présent.

Vous l’aurez compris, Run, à aucun moment n’abandonne le lecteur, pas plus que les personnages du livre !

J’ai particulièrement aimé la description de Run, nageant dans les flots, faisant corps avec l’élément eau. « L’eau ruisselait, en gouttelettes sur sa tête et ses épaules grasses, comme sur la peau lisse et huileuse d’un phoque. À petits coups de langue, elle léchait le sel sur ses lèvres, y retrouvait maints relents d’algues, de crustacés, de poissons mais encore des saveurs chargées de réminiscences trop lointaines pour que des images y soient encore attachées. Elle s’abandonnait encore à la mouvance régénérante des flots…» (p 16)

La pré-adolescente apporte sa spontanéité, elle vient bousculer le monde des adultes trop centrés sur leurs questions existentielles, elle tente de réveiller en eux le goût du renouveau quand l’imagination a disparu et ne permet plus « d’entendre et de répondre à ses élans les plus authentiques »

Dans cette grande demeure qu'est la Vie, préservons l'imagination, elle contient tous les possibles.

Carmen Pennarun
Vies de fmmes 8 étoiles

Soulac-sur-Mer, cette petite ville de la Gironde dont les médias évoquent régulièrement la situation périlleuse de certains de ces édifices qui menacent de s’effondrer dans l’océan sous la poussée des vagues. Sur la plage, une vieille maison fort délabrée mais encore habitée accueille Run, une vieille femme qui y tenait une boutique d’articles de plage avec sa fille, Sophie, mère très jeune de Clara une adolescente insupportable. Un matin Run se noie, elle n’a pas pu sortir seule des vagues qui la bousculait. Sophie, elle est partie avec Clara à Rome, dans l’ancienne boutique-auberge ne reste donc que les quelques locataires qui occupent quelques-unes des chambres que Run louait. Une petite société de femme s’est formée dans cette maison, le club des fileuses, sous la férule de Run qui leur enseignait l’art de travailler le fil : filage, tricot, broderie, crochet, …, Au fil des jours ces femmes ont constitué ce club elles se réunissent chaque jour pour perfectionner leur art tout en papotant.

A Rome, Clara décide de quitter sa mère et de rentrer chez Run, Sophie, elle, veut y rester pour faire du théâtre. Elle rencontre Nina qui lui rachète son billet de train et accepte d’accompagner Clara jusqu’à Soulac. Nina travaille dans une institution humanitaire dans laquelle elle accomplit des missions auprès des populations les plus sinistrées. Elle partageait ses temps de repos à Paris avec son compagnon Paul, lui aussi engagé dans une organisation humanitaire, il est, hélas, décédé lors d’une mission en Afghanistan. Seule, Nina décide de partir n’importe où, elle a oublié de reconduire son engagement auprès de son organisation, elle n’a plus d’obligations, elle prend la premier siège d’avion libre, une place pour Rome où elle rencontre Sophie…

Nina arrive à Soulac où Clara l’a précédée en la fuyant à la gare, elle rejoigne la petite société des locataires et fileuses, certaines étant l’une et l’autre, et les deux hommes qui partagent la vie de toutes ces femmes. Mais, Run n’est plus là, Run est partie en mer, Run n’est pas revenue, toutes la population voisine, les forces de l’ordre, les occupants, résidants ou non, de la maison de Run la recherche mais ne la trouve pas, elle fait désormais partie des disparus en mer.

Les locataires, dont Nina, et les fileuses non résidantes s’organisent pour poursuivre leur vie sans Run dans la maison qu’elles doivent protéger des velléités municipales qui viseraient à l’acheter pour la raser et construire un complexe touristique à la place. Sophie a confié la gestion du site à Nina qui se souvient avoir passé plusieurs étés de vacances dans cette maison avec Nade son amie de toujours. Nina se souvient de Run, des vacances passées dans son auberge mais elle ignore encore qu’un lourd secret pèse sur cette petite société. L’enfant que Nade a eu ne serait pas décédée comme on le lui a dit. Sophie ne connait pas sa mère mais elle a des pistes, Clara ne connait pas on père et n’a aucune piste. La mort de Run et toute l’agitation qui a suivie provoquent des recherches et des révélations qui donnent une tout autre dimension à cette histoire balnéaire.

Dans ce texte très léché, l’écriture de Myette est très poétique, très fluide, presque académique, enrichie de mots rares, l’auteure raconte une histoire qui évoque la traversée de la vie d’un groupe de femme dont certaines se sont connues dans leur jeunesse. C’est toute la vie d’un petit groupe qui se reconstruit sous la plume de Myette dans une histoire à deux voie : celle de la narratrice et une autre comme une voie off dans un film qui apporte des précisions nécessaires, des éclaircissements, des compléments d’information, … Dans cette histoire Myette introduit une autre dimension, un ailleurs où Run a rejoint les phoques, d’où Paul envoie des messages à Nina, où Run a puisé toutes les connaissances un peu ésotériques qu’elle a transmises à Clara, d’où elle surgit quand Nina la voit près d’elle comme si elle n’était pas partie dans cet autre monde …, « Il y avait déjà longtemps que Run pressentait n’être pas seulement d’ici et maintenant mais aussi d’ailleurs et de bien avant et après … ». Et moi, je crois que Myette est aussi un peu d’ailleurs, de cet autre monde, celui des rêves peut-être ? celui d’avant, celui de la nature, des forces de la nature … ? Et cette ligue de fileuses ne serait-elle pas une réincarnation des Parques tressant filant le fil de la vie ?

Ce roman est une histoire de vie pleine de sensibilité et de sensualité, de tendresse et d’humanité, une vie dans un monde plus large que le nôtre, mais aussi une histoire d’amour sous toutes ses formes comme l’a écrit Jean Cocteau dans cette citation rapportée par Myette : « Le verbe aimer est difficile à conjuguer, son passé n’est pas simple, son présent n’est qu’indicatif et son futur est toujours conditionnel ».


Débézed - Besançon - 77 ans - 11 février 2024