Fragments de paradis
de Daniel Tammet

critiqué par Eric Eliès, le 28 janvier 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Autobiographie d'une conversion
Après « Portraits », le premier recueil de poèmes de Daniel Tammet, ce livre (à la très belle couverture qui compose un paysage de couleurs vives à partir de bandes de carton colorées) marque une nouvelle inflexion. Tout d’abord, il s’agit du premier livre directement écrit en français par Daniel Tammet mais surtout, et ce qui pourra décontenancer les lecteurs des précédents ouvrages de l’auteur, il n’y est presque plus du tout question de son rapport aux nombres et de son syndrome Asperger, à peine suggéré. Aussi, quand Daniel Tammet évoque son enfance et ses premières années d’adulte, revenant sur des épisodes de sa vie déjà présentés dans ses premiers livres (notamment « je suis né un jour bleu », qui l’a fait mondialement connaître) mais avec d’autres nuances, on éprouve parfois le sentiment d’un décalage troublant, comme lorsqu’un paysage, contemplé depuis différents lieux distants et/ou à des heures diverses, semble transformé par les modifications de perspective et de lumière…

Dans « Fragments de Paradis », les nombres importent peu. A partir d'une question posée lors d'un déjeuner en famille, Daniel Tammet veut témoigner de son cheminement spirituel vers la foi chrétienne, comme s’il éprouvait le sentiment de devoir s’en expliquer voire de s’en justifier. Le livre, rédigé comme une lettre de confession à Jérôme Tabet (son compagnon, sensible aux arts mais à la pensée cartésienne), est divisé en trois parties, aux titres explicites :

La première partie, la plus longue, dévoile sa découverte de la religion. Enfant visiblement timide, introspectif et maladroit, aux lubies un peu spéciales (il collectionne les marrons tombés au sol pour les classer par forme, taille, etc.), il se sent exclus et à part des autres. Il n’évoque pas explicitement de harcèlement ou de violence mais on sent que le petit Daniel Tammet était un enfant assez solitaire, grand lecteur et souvent enfermé dans ses pensées. C’est aussi un enfant désarçonné par le monde et inquiet, qui se pose des questions sur la vie et la mort, avec une fascination pour Jeanne Calment dont il admire la résistance à l'usure du temps. Toutefois, il n’est pas isolé et le cosmopolitisme de la société anglaise lui permet de découvrir le rapport à la foi à travers les familles de deux de ses amis, Babak (d'origine iranienne, dont la famille pratique le bahaïsme) et Ahmad, (d'origine pakistanaise et musulman pratiquant). A l’école, il écoute aussi avec attention et sympathie un couple de jeunes chrétiens qui, malgré les moqueries de ses camarades de classe, sont venus parler de leur foi dans le cadre de rencontres organisées par l’école (l'école publique que fréquentait l'auteur organisait une forme d'éducation religieuse et, à Noel, une crèche vivante où Daniel Tammet, costumé en berger, se sentait soudain intégré et proche des autres). Tammet ressent alors la religion comme un lien social et communautaire, qui fait résonner en lui une forme d’appel, mais il n’en comprend pas les fondements. Ses parents ne sont pas croyants et la religion n’est pas un sujet de discussion à la maison, même s’ils ont une Bible (qu’ils ne lisent jamais) à laquelle le jeune Daniel a parfois jeté un regard, fasciné par les litanies d’énumération. Tout change quelques années plus tard lorsque, alors âgé d’une vingtaine d’années, il part en Lituanie (à Kaunas) comme professeur d’anglais, dans le cadre d’un programme de soutien juste après la chute du Mur. Il enseigne à un public essentiellement composé de femmes plus âgées que lui, qui maîtrisent mal l’anglais. Cette expérience, qu’il a déjà évoquée à plusieurs reprises dans des précédents ouvrages, lui a été extrêmement profitable, et peut-être même salvatrice : alors qu’il se sentait un peu marginal et « à part » en Angleterre, ses façons d’être et de parler, ainsi que son accent, ne suscitent en Lituanie aucun étonnement et Daniel Tammet, qui prend confiance en lui, arrive rapidement à rompre la glace avec ses « élèves ». Il découvre alors la société lituanienne, et son histoire récente. Lors de promenades en ville et de discussions avec ses amis, il prend conscience de la force de la foi chrétienne qui, malgré l’oppression du communisme qui réprimait durement la religion, a continué d’être pratiqué en secret malgré le danger, agissant comme un lien de solidarité entre les gens et leur apportant une force morale et spirituelle. A son retour en Angleterre, Tammet se sent à nouveau confronté à un monde tourbillonnant qui le rejette ; pris d’une fièvre de lecture, il tente alors de comprendre la force de la foi. Il procède avec méthode, tentant d’équilibrer les points de vue, et lit beaucoup de philosophes (et ce malgré quelques difficultés pour s’approprier les concepts de la philosophie – Tammet fait d’ailleurs ici l’éloge du système scolaire français, qui permet à tous d’être initiés à la philosophie, ce qui n’est pas le cas en Angleterre). Il est alors plongé dans une grande effervescence intellectuelle, en même temps qu’il est inquiet de tout ce qu’il apprend ou voit. Le mal et la violence aveugle semblent être partout triomphants (symbolisés à ses yeux par la Shoah et les attentats du 11/09/2001, qu’il voit à la télévision et décrit comme un spectacle d’apocalypse), dans un monde sans issue…

Dans la seconde partie, Daniel Tammet évoque ses échanges au sein d'une communauté baptiste, où il participe à des cercles de parole animés par un jeune pasteur. Tammet n’hésite pas à déclarer aux baptistes qu’il considère que la foi n’est à ses yeux qu’une consolation de l’esprit, qui s’illusionne d’espoirs, et qu’il ne comprend pas comment on peut croire à la Trinité ou à des récits « miraculeux » qui n’ont pas pu advenir et n’ont pas plus de réalité que les mythes et les contes. Le pasteur, qui a l’habitude d’échanger avec des athées, se montre d’une grande patience et ne cherche pas à convaincre Tammet, lui avouant même ses doutes personnels, mais il va l’inciter, ainsi que les autres membres de la communauté, à s’interroger sur le sens que lui, Daniel Tammet, veut donner à sa vie. Daniel Tammet se lance alors dans une lecture passionnée de la Bible et y trouve un écho à ses questions et des réponses à ses doutes. La parole biblique prend alors pour lui un sens nouveau, jusqu’au jour où Daniel Tammet se sent tellement proche de la communauté qu’il leur déclare faire partie des leurs…

La troisième partie intitulée « Credo », la plus courte et la plus singulière, se présente comme une réécriture de la vie du Christ, telle que comprise par Daniel Tammet, qui la débarrasse presque totalement de ses aspects miraculeux et même religieux. Tammet imagine Jésus comme un homme du peuple, proche des gens, ayant le souci de tous – même des réprouvés - et mû par le désir de soulager les douleurs et les injustices, et dont la parole subjugue les foules au point de provoquer son arrestation et sa mise à mort par le pouvoir romain. Le ton de cette partie, narrée comme on raconterait la vie d’un grand homme aux qualités exemplaires (mais sans rien de divin), gênera sans doute les chrétiens car elle édulcore grandement les souffrances et les mystères du Christ tels qu’ils sont présentés dans la Bible. On a parfois le sentiment d’un catéchisme à l’intention des non-croyants, rédigé pour être acceptable par tous et ne pas heurter la raison…

Le livre se lit rapidement, car le style est fluide et se lit aisément, sans didactisme. Davantage qu’une interrogation sur l’élan mystique qui peut pousser un athée à se convertir, il s’agit d’un récit personnel et autobiographique, non transposable, où Daniel Tammet dévoile d’autres aspects de sa personnalité. On peut s’interroger sur le sens de ce petit ouvrage au ton à la fois très personnel, comme une lettre destinée à des amis ou des proches, et très mesuré, qui reste à la surface des mystères de la foi, et n’y pénètre pas. Daniel Tammet n’est pas un mystique, au sens où son besoin de religion n’est pas porté par un élan vers la transcendance, qui semble lui demeurer étrangère. Il ne reçoit pas le silence de Dieu avec le même effroi métaphysique que Pascal, ne s’interroge pas sur le Bien et le Mal, ou sur le libre-arbitre comme Saint-Augustin, ne cherche pas à définir l'Etre divin comme Spinoza, et ne s’angoisse pas de sa mort inéluctable comme Miguel de Unamuno, dont la foi émanait directement de sa certitude en la vie éternelle promise par les Ecritures (cf. « Le sentiment tragique de la vie », que j’ai présenté sur CL). A ce titre, le récit pourra sembler parfois anecdotique et même superficiel par son absence de profondeur spirituelle. Néanmoins, ce livre de Daniel Tammet révèle aussi l’importance de la religion comme lieu communautaire, comme lien de fraternité et de solidarité entre les hommes. Il est probable que sa conversion fut, pour Daniel Tammet qui souffrit plus jeune d’un sentiment de solitude, l’aboutissement d’un chemin de quiétude non vers Dieu, quasiment absent de l’ouvrage, mais vers les autres croyants, hommes et femmes, et vers des valeurs de charité et d’attention aux autres, qui soulagent les souffrances d’un monde absurde.