Fenêtre sur le Rien
de Emil Cioran

critiqué par Septularisen, le 4 janvier 2024
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et tu ne regardes plus en arrière, vers les anciens horizons, car ta glissade est enveloppée dans le repentir de la lumière.»
S’il a longtemps été ignoré par ses pairs et par les lecteurs, Emil Michel CIORAN (1911 - 1995), est aujourd’hui redevenu à la mode, et son œuvre largement redécouverte. Surfant sur cette vague, son éditeur publie en octobre 2019 plusieurs inédits de l’écrivain, dont «Fenêtre sur le Rien». Ce livre est un recueil de fragments écrits en 1944, qui fait pendant à un autre livre très connu du philosophe, «Précis de décomposition» (1949).

Le manuscrit original de 300 feuilles volantes ne portant aucun titre, l’éditeur lui attribue donc celui d’un extrait de la première page, et du tout premier aphorisme :

«L’imbécile fonde son existence sur ce qui est. Il n’a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien…» (…)

Alors qu’il écrit ce livre, CIORAN habite depuis sept ans dans le Quartier latin. Il vient de passer la trentaine et est très loin du jeune intellectuel prodigieux arrivé quelques années plus tôt de Bucarest. Il erre maintenant dans l’anonymat des boulevards parisiens, de chambre de bonne en chambre de bonne et noircit des centaines de pages d’une écriture qui n’est pas encore de langue française.
Mais sa «vocation» de philosophe existe déjà, son côté cynique et amer est déjà là, sa lucidité sceptique est déjà là, ses grands thèmes comme l’inutilité de la vie, ou son dépit de la race humaine déjà présents…

Avec son sens inimitable de ses aphorismes, et son style unique, qui contiennent l’essence de la pensée de CIORAN, nous retrouverons donc, dès les premières pages, les thèmes habituels de l’auteur. Au début un thème s'impose : La femme, l'amour et la sexualité, - terme très rare sous la plume de CIORAN -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles:

«Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes.»

On revient par la suite à des thèmes plus «classiques» : la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse… Il y a aussi quelques figures culturelles, aimés ou détestées par l’auteur d’ailleurs, mais qui toujours ont fait partie de son univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Jean-Sébastien BACH (1685 – 1750) (pour CIORAN c’est la seule personne qui arrive à rendre crédible l'existence de l'âme), Ludwig Van BEETHOVEN (1770 – 1827), Don Quichotte, Jan Van RUYSBROECK (1293 – 1381), Wolfgang Amadeus MOZART (1756 – 1791), Achille, Judas Iscariote, Frédéric CHOPIN (1810 – 1849), les romantiques anglais…

Florilège :

«J’ai pris la mort au sérieux. Pris le pas sur elle.»

«Notre incapacité à hurler fait de nous des assassins virtuels.»

«Tout est réversible, sauf la douleur.»

«Le temps déroule le fil de l’âme entre écœurement et idolâtrie.»

«Rien ne nous diminue moins que l’absence de folie.»

«La douleur est le tamis auquel nous soumettons nos journées. Les déchets qui ne passent pas au travers composent le tumulte des espérances.»

«A l’extrémité de chaque désir, un nœud coulant.»

«Nous ressentons le temps en fonction du degré de décomposition de notre chair.»

«Celui qui ne s’inspire pas à lui-même une immense pitié ne saurait haïr les hommes.»

«La vie? Une injure au milieu d’une prière.»

«Dieu est le seul adversaire qui ne réponde pas aux coups.»

«En poésie, nous chantons l’impossibilité ; en musique, nous l’exprimons ; dans la vie, nous la vivons.»

«Une grande existence commence toujours par un grand dégoût.»

«De toutes les évidences, la plus difficile à supporter est le désespoir.»

«Les ressemblances entre humains sont pires qu’entre les croix d’un cimetière militaire.»

«La lucidité est à l’âme ce que le mal de dents est au corps.»

«La lecture intense et passionnée est le moyen le plus agréable et le plus inoffensif d’éviter les risques de la pensée.»

Pour finir, est-ce que je recommande la lecture de ce livre ? Oui! Comme celle de tous les livres d’Emil CIORAN, mais à doses homéopathiques… Il en va de votre santé intellectuelle!..