Pères et fils
de Ivan Sergueïevitch Tourgueniev

critiqué par Jules, le 4 décembre 2004
(Bruxelles - 80 ans)


La note:  étoiles
Des réformes ou du nihilisme
Cette histoire se passe en 1859, alors que la Russie vient seulement d’abolir le servage. Dans cette histoire le père sera tout à fait dérouté par le comportement et les pensées du fils.

Alors que d’habitude les fils sont davantage attirés que les pères par les réformes, il n’en sera pas de même ici. Si le servage est bien aboli, cela ne change pas énormément la réalité des rapports entre les paysans et les propriétaires terriens aux fins fonds des campagnes. Les habitudes sont ce qu’elles sont et le fait d’être propriétaire donne toujours un poids terrible à celui qui possède par rapport à celui qui travaille pour lui.

Cela, les fils l’avaient bien compris ! Cette réforme ne peut donc qu’être plutôt symbolique et n’avoir que peu d’effets.

Les fils envisagent tout autre chose ! C’est toute la société qui est gangrenée et qui a donc besoin de bien autre chose que des réformes. Le système est pourri depuis le haut et, à leurs yeux, il vaudrait mieux de ne rien faire et d’attendre que le tout saute carrément. Cela ne porte pas encore le nom de « nihilisme » mais cela va venir très bientôt. Là, les pères ne comprennent plus très bien et le conflit des générations va éclater en plein. S’ils sont d’accord pour certaines réformes nécessaires, ils ne peuvent comprendre que l’on veuille faire disparaître tout leur monde.

Le « nihilisme » lui donnera pourtant de rudes coups.

Ce livre, certes intéressant, ne me semble cependant pas être un des meilleurs de Tourgueniev. On ne peut pas dire que cet auteur se sente aussi à l’aise dans les romans à thèse qu’un Gogol ou un Dostoïevski. Il est meilleur dans « Premier amour » ou dans ses nouvelles.
Justesse de l'écriture 10 étoiles

Voici un livre qui donne à penser, il génère de la réflexion chez le lecteur et pour cela, peut être qualifié de bon livre. Voire d'excellent si l'on ajoute le talent de Tourgueniev pour conter une histoire qui aurait pu être banale, un simple conflit de générations, une chronique de la progression de la modernité dans cette Russie parfois si archaïque, qui n'abolira le servage qu'au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
Ce roman est en effet riche des informations qu'il délivre au lecteur français du XXI e siècle mais surtout c'est un portrait fin et tout en délicatesse des relations familiales: l'opposition entre les générations, le nécessaire détachement des fils de la cellule familiale pour pouvoir exister, l'attachement vital des parents à leur progéniture. Tout ceci est intemporel, tout ceci sonne juste: les aspirations des uns et des autres sont très bien mises en scène et l'on s'étonne de la justesse de l'écriture d'un auteur qui semble si éloigné de nous par sa culture et son époque.
Un excellent roman en définitive, qui m'a procuré de très bons moments de lectures.

Vince92 - Zürich - 47 ans - 11 juillet 2015


En lisant Tourgueniev… 8 étoiles

En lisant ce classique de la littérature russe de l’auteur Tourgueniev, c’est se retrouver au milieu du décor de sa fameuse pièce de théâtre «Un mois à la campagne» ou même de «La Cerisaie» ou de «L’Oncle Vania» de Tchekov, pour l’atmosphère, l’élégance des personnages, et la modernité du propos.

Le nihilisme dont il est question dans ce roman est une doctrine dans un contexte philosophique selon laquelle rien n'existe au sens absolu; négation de toute réalité substantielle, de toute croyance.
Ou dans un contexte moral, la négation des valeurs morales et sociales ainsi que de leur hiérarchie.
Disposition d'esprit caractérisée par le pessimisme et le désenchantement moral.
Notions toutes aussi actuelles de nos jours…
Comme déjà souligné dans les appréciations précédentes, je trouve aussi que ce thème n’est que très peu effleuré et qu’il s’agisse plutôt du désespoir de l’amour non réciproque de Bazarov, le nihiliste…

Même si j’ai quand même apprécié cette lecture, j’avoue, en premier lieu, regretté de l’avoir lu en traduction anglaise, alors que comme la plupart des auteurs russes, Tourgueniev était francophile; on retrouve d’ailleurs plusieurs termes en français dans le texte original.
D’autre part, malgré la grande qualité de l’écriture et la sensibilité de l’auteur, j’ai aussi été un peu déçue par la superficialité et l’absence d’intensité générale que l’on retrouve habituellement chez les auteurs russes

N.B. Lu en traduction anglaise.

FranBlan - Montréal, Québec - 82 ans - 7 janvier 2015


Pas complètement d'accord avec les critiques précédentes 10 étoiles

Il me semble que le thème principal de ce roman n'est pas le nihilisme (qui n'est qu'effleuré) ou les conflits pères/fils (finalement les relations entre les 2 "couples" père/fils évoqués sont plutôt bonnes et peu conflictuelles) mais est plutôt le thème de l'amour non réciproque (thème classique chez Tourgueniev en écho, peut-être, à sa relation complexe avec Pauline Viardot...).
En effet, ce qui anéantit le héros (Bazarov le nihiliste) c'est :
-1- de s'apercevoir qu'il tombe follement amoureux (lui qui était ouvertement un opposant du romantisme...) d'une noble, qui plus est,
-2- de constater que cet amour n'est pas réciproque,
-3- de ne pas arriver à surmonter cette déception amoureuse et de voir que celle-ci arrive à casser son essor vers ses grands desseins politiques.
En contrepoint à la malheureuse histoire de Bazarov, il y a une histoire similaire qui est arrivée dans le passé à un des personnages de la génération précédente (Paul Koliakine).
Cette mise en parallèle est d'ailleurs troublante car ces deux personnages sont les plus éloignés qui soient dans ce récit (ils se battront même en duel...). Par ailleurs, là où le plus ancien (le libéral Paul Koliakine) a réagi à sa très ancienne déception amoureuse par une "mort" morale mais non physique, Bazarov, lui, va aller vraiment et rapidement vers la mort (prouvant par-là aussi son caractère plus radical).
J'ai trouvé ce roman magnifique et très subtil...

JEANLEBLEU - Orange - 56 ans - 24 février 2009


Démons intergénérationnels 7 étoiles

La première fois que j'ai entendu parler De Pères et Fils, c'était dans les notes des Démons (ou Possédés, c'est selon) de Dostoïevski. Les notes en question avaient suscité en moi une grande attente, l'espoir de retrouver mon cher Stavroguine et le chaos magnifique qui l'entourait, son côté nietzschéen et maléfique (et pour cause, qu'est-ce que le Malin si ce n'est le premier nihiliste). Il ne sert à rien de cacher que j'ai été un peu déçu. Peut-être, justement, à cause de l'attente suscitée, de la difficulté à trouver ce livre (quasi-impossible à trouver en France, je ne sais pas pourquoi, c'est un classique sans rien de bien subversif pourtant, mais j'ai quand même dû attendre d'être à Los Angeles pour me le procurer sans difficulté en version anglaise... bizarre...). Passons.

Le livre a d'indéniables qualités mais plus que le mouvement nihiliste russe – qui a pourtant joué un rôle important au 19è siècle – c'est un "bête" conflit des générations qui se trouve au centre du roman. Certes, on est bien en présence de deux étudiants dont l'un, ouvertement nihiliste, exerce sur l'autre une forte influence qui le poussera à entrer en conflit avec son père sur certaines questions – notamment les réformes du servage, considérées comme libérales – mais finalement... nihilisme ou pas... ce genre de chose est assez courant.
Un peu déçu, donc, de cette réduction de la pensée nihiliste à une simple incompréhension entre pères et fils – on entend presque un "ça leur passera" chuchoté entre les lignes.
D'ailleurs, ce n'est peut-être pas faux: il paraît que la révolution est une maladie de la jeunesse. Dans ce cas, il n'y a finalement rien de mal à ce qu'on se penche sur ces petites luttes familiales. Et puis, ça s'appelle bien Pères et Fils, pas les Démons, il est donc normal que père et fils y soient au coeur.
Pour ceux qui chercheront, donc, une chronique familiale sur fond de réforme agricole et tout de même d'un peu de nihilisme dans la Russie du 19ème, ce livre est tout à fait recommandable. Cependant, tant qu'à aborder ce nihilisme, on peut regretter que Tourgueniev n'aille pas plus en profondeur, que ses héros ne mettent finalement pas leur théories en pratique, qu'on ne rentre pas au sein de ces mouvements révolutionnaires de la jeunesse russe de l'époque. Il manque un brin de folie – appelez la décadence ou génie – pour hisser ce livre vers des sommets.

Stavroguine - Paris - 40 ans - 28 juillet 2008