Une maison de poupée
de Henrik Ibsen

critiqué par Sahkti, le 28 novembre 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Pauvre petite Nora?
Nora est une jeune femme dépensière, mariée à un homme pour lequel l'honnêteté est une valeur idéale, qu'il convient de coupler avec l'épargne et le fait de ne jamais rien devoir à personne. Amoureux de sa femme, il cède volontiers à ses caprices. C'est sans doute pour lui un moyen efficace de la conserver auprès de lui et au fil des années, Nora est devenue complètement dépendante de son époux, esclave de sa condition de femme mariée. Elle possède cependant un grand secret, une dette autrefois contractée, avec laquelle elle estime tenir son époux. Elle joue de cette manigance, la gardant en réserve au cas où, jusqu'au jour dramatique où son mari découvre le pot aux roses. Ce que Nora pensait être une arme fabuleuse en est réellement une, qui se retourne cependant contre elle...

J'ai toujours éprouvé quelques difficultés à penser que Nora était infantilisée par son mari, même si c'est l'analyse qui revient le plus fréquemment quand on évoque ce texte.
Elle m'apparaît au contraire comme une jeune femme complètement esclave du confort offert par son mari, tributaire de celui-ci pour mener la vie qu'elle entend mais consciente de la chose et profitant de celle-ci. Sans doute est-ce d'ailleurs pour cela qu'elle voue une telle importance à ce secret qu'elle conserve jalousement, croyant qu'elle tient de la sorte son mari à sa merci. Nora me semble davantage calculatrice qu'asservie, elle arrive à profiter de la situation et ce qui paraît la déranger est, à mes yeux, plus le fait de ne pouvoir jouer à sa guise que celui de dépendre financièrement de son époux.
Sur ce point, Ibsen réalise une prouesse en inversant complètement le processus à la fin de sa pièce. Alors que beaucoup voient dans ce terme la libération de Nora, quittant mari et enfants, il ne semble pourtant n'y voir qu'emprisonnement. Nora est la victime de sa machination. Ce qu'on prend pour un acte de courage est une fuite, une résignation, le départ vers une autre vie qui pourrait être belle mais semble à première vue moins facile et plus dure que celle qu'elle abandonne.
De là, on peut évidemment longuement disserter sur la condition féminine et le fait de savoir si il vaut mieux perdre son confort et prendre la poudre d'escampette plutôt qu'aliéner son âme dans une union qui ne satisfait plus. Je reste persuadée que ce n'est pas le propos d'Ibsen, que celui-ci a d'abord et essentiellement voulu aborder la question du mensonge, de la confiance, de la trahison et de "l'arroseur arrosé".
Si fluide et si beau ! 10 étoiles

MADAME LINDE – Monsieur m’a demandée ? Monsieur veut me parler ?
HELMER – Oui, Madame Linde. Vous êtes employée et vos oreilles vont où les miennes ne peuvent. Avez-vous entendu bruire des rumeurs neuves ?
MADAME LINDE – Ce n’est que depuis peu que j’entends ce qu’on dit, mais il est des rumeurs qui font assez de bruit pour qu’une jeune oreille encore hors de confiance se trouve malgré elle dans la confidence.
HELMER – Parle-t-on de Nora ?
MADAME LINDE – On parle de Nora. On sait pour son départ, mais nul ne sait pourquoi. On parle d’un autre homme, on parle d’un amant, mais pas un mot de dette ou de faux document.
HELMER – Un amant ? Que c’est laid ! Penser qu’elle aurait pu quitter mari, enfants pour un homme inconnu ! (Perdu dans ses pensées, il regarde tout droit.) Nora, mon étourneau, reviendras-tu vers moi ? Je l’ai trop mal aimée, c’est ce qu’elle m’a dit ; mais je ne saurais pas, en aurais-je l’envie, l’aimer différemment que je l’aime à présent. J’aime comme cela, j’aime correctement, comme il convient qu’un homme aime sa tendre épouse. Qu’attendait-elle alors ? Que je sois plus ventouse ? Un prodige … Son prodige … Ce fameux « vrai mariage ». Le nôtre était-il faux comme au bas de la page elle engageait en faux la parole d’un père ?
MADAME LINDE – Puis-je partir, monsieur ? Il reste tant à faire.
HELMER (comme extirpé d’un rêve, il bat des deux paupières) – Parlez-moi franchement sans penser à rien taire, car je ne comprends pas ce terrible départ.
MADAME LINDE – Pourtant pour le comprendre il suffit d’un regard. C’est par amour pour vous qu’elle a tout sacrifié ; c’est par amour pour vous que vous la condamniez. Vous avez tous les deux aimé le même objet, et l’un des deux amants s’est senti délaissé. Quand deux cœurs pour un seul battent en même place, il faut bien qu’un des deux se taise et puis s’efface. Mais je n’approuve pas la fuite de Nora.
HELMER – Elle ne parlait pas tout à fait de cela.
MADAME LINDE – Nora est une enfant et aussi une énigme. Pour la comprendre il faut changer de paradigme.

J’adore cette pièce ! Elle est tellement belle ! Que ce soit pour son fond de sociale querelle que pour tous ces moments de tendresses intimes. L’amour est un topo usé jusqu’à la cime. C’est rare de sentir, sans que le mot soit dit, autant de passion entre femme et mari. Nora passe son temps, précise comme un scalde, à respecter les goûts contraignants de Torvald : « il trouve cela laid », « jamais un macaron », « cachez votre tricot » : ses goûts sont sa prison. Il la prive et ne sait ce qui pourrait lui plaire : elle n’est à ses yeux qu’un oiseau pour distraire, mais il ne le voit pas et pense bien l’aimer d’un amour très sincère, un peu « androcentré ». Mais c’est un autre amour qui m’a le plus ému, l’amour secret de Rank, tragique, en retenue. Les adieux de Nora avec le docteur Rank m’ont mis la larme à l’œil : tout y est, rien n’y manque.

Or ce qui m’a surpris le plus dans l’écriture, c’est cette fluidité qui de bout en bout dure. Il n’y a pas de pause, on ne peut s’arrêter. Entre deux actes même semble s’estomper la coupure scénique en ce que nous savons ce qui va se passer hors de notre vision. Ce rythme est très moderne, un « cut » dans le montage qui nous mène aussitôt vers le prochain passage, un fondu enchaîné fait théâtralement pour cibler l’intérêt et le meilleur moment.

Ce qui également fait force en cette pièce, c’est de voir à quel point, avec de la justesse, Ibsen tisse un portrait tant social que psychique. Il sème à chaque instant des traits psychologiques sans jamais recourir au pauvre monologue qui est si maladroit, naguère très en vogue. Chaque mot, chaque geste sont emplis de sens. Tout comme Helmer, Ibsen surveille à la dépense, ne met que ce qu’il faut, en ôte le surplus, tout en restant très vrai. Et c’est ce qui m’a plu.

Résumons en deux mots : profond et naturel. Tout à la fois ancré et toujours actuel.

Froidmont - Laon - 33 ans - 9 septembre 2023


Prodigieux. 10 étoiles

Ce livre est "le prodige des prodiges", et ceux qui ont lu le livre comprennent tout le sens de mon propos.
Le comportement de Nora est très intéressant, enfantine en façade mais raisonnée en profondeur lorsqu'elle se dévoile dans l'acte III par sa prise de conscience que l'amour qu'elle portait à Hemler est aujourd'hui dépourvu de sens.
Dès lors Nora prend sa vie en main, elle donne un nouveau sens à sa vie. Elle se dégage de toutes les frivolités et légèretés du passé en compagnie de son époux, pour entrer dans l'ère de la vie sérieuse où elle pourra enfin atteindre le but commun à tout être humain, dont elle se revendique comme tel, à savoir : le bonheur.
Terrible dilemme dont l’issue reste incertaine : elle choisit d'abandonner ses enfants et son mari pour qu'elle puisse clairement s'affirmer sans craindre les remarques désobligeantes quotidiennes de son mari machiste. Le risque est immense mais tellement compréhensible.

Enfin, il convient de remarquer que le principe de l'indifférence des mobiles en droit est toujours valable aujourd'hui (bien que la peine est amoindrie) , principe fustigé farouchement par Nora.

Un livre à lire avant de mourir !

Neosmith - Villeurbanne - 33 ans - 29 mai 2011


D'une magnificience magnifiquement magnifique 10 étoiles

Je n'ai pas lu la pièce mais je l'ai vue jouée le 15 octobre dernier au Théâtre National de Strasbourg par la compagnie Mabou Mines... Je suis sorti de la salle en pleurant...

Zolien - - 58 ans - 25 avril 2006


" pauvre petite Nora"??? 10 étoiles

ce n'est pas le qualificatif que j'emploierais pour ce personnage...

la fin d'Une maison de poupée ne me semble pas "enfermer" le personnage de Nora, ni faire d'elle une victime... bien au contraire ! Elle s'affirme enfin comme un être humain et quitte son image d'épouse et de mère parfaites.

Prise au piège dans un mariage avec un homme qui n'est qu'une situation sociale, qui ne vit que par et dans le regard des autres, elle veut être aimée pour elle et non plus pour son image...et pour cela, elle doit se connaître elle-même et se forger un caractère, des opinions qui ne seront qu'à elle et pas celles de son père, de son époux ou des gens bien pensants.
Cette fuite en pleine nuit du domicile conjugal n'est pas "résignée", elle est volontaire, décidée, lucide et "éclairée". Elle est même devenue indispensable au point de laisser derrière soi ces enfants. Cette fuite n'est pas celle de quelque chose mais une fuite VERS autre chose, vers ce que Nora nomme "le miracle suprême". Elle aspire à donner un sens à sa vie, à se trouver en tant qu'être humain... quel poids peut avoir le confort face à cela?

Rachel - grenoble - 46 ans - 27 mai 2005