La question humaine
de François Emmanuel

critiqué par Kinbote, le 18 mars 2001
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Culture d'entreprise et nazisme
Un psychologue industriel, " affecté au département dit des ressources humaines " est chargé par le directeur adjoint de son entreprise, un dénommé Karl Rose, de rédiger un rapport sur l’état mental, jugé préoccupant, de Mathias Jüst, gérant de la filiale française d'une entreprise allemande.
Très vite le narrateur apprend de Mathias Jüst des choses bouleversantes qui l’amènent à délaisser son travail pour démêler le vrai du faux, faire la vérité et savoir qui manipule qui dans cette affaire de prise de pouvoir. Le dispositif narratif amène le lecteur à se replonger dans l'histoire tragique du demi-siècle où des hommes ont été projetés sans garde-fous et ont commis, au-delà des dommages proprement guerriers, des torts considérables sur leur descendance.
François Emmanuel a écrit avec la Question humaine son livre le plus noir, mais c’est un livre éclairant une question au centre de notre société postindustrielle, celle du langage réduit à une fonction de communication, d’auxiliaire du pouvoir, celle du langage quand il s'applique à l’homme pour réglementer sa vie, ordonner ses actes, surveiller son comportement, assigner sa place au sein de différents appareils, entreprises ou domaines d'activité qui vont du droit à la médecine en passant par la culture et toute la chaîne du secteur marchand.
François Emmanuel opère dans ce livre un saisissant rapprochement entre ce langage à destination du personnel au travail et un jargon technique employé par les nazis à des fins génocidaires.
Un petit volume sur une grande question. Un récit qui vous poursuit longtemps.
En forme d'allégorie.. 9 étoiles

"Dans une sombre époque, l'oeil commence à voir"

Theodore Roethke

Le livre commence ainsi: Récit

J'ai été pendant sept ans employé d'une multinationale que je désignerai sous le nom de SC Farb. Cette entreprise, d'origine allemande, détenait une importante filiale dans une ville houillère du nord-est de la France. J'y avais qualité de psychologue, affecté au département dit des ressources humaines. Mon travail était de deux ordres: sélection du personnel et animation de séminaires destinés aux cadres de la firme. Je ne crois pas utile de m'étendre sur la nature de ces séminaires, ils étaient inspirés par cette nouvelle culture d'entreprise qui place la motivation des employés au coeur du dispositif de production. Les méthodes y usaient indifféremment du jeu de rôles, des acquis de la dynamique de groupe, voire d'anciennes techniques orientales où il s'agissait de pousser les hommes à dépasser leurs limites personnelles. Les métaphores guerrières y prenaient une grande part, nous vivions par définition dans un environnement hostile et j'avais pour tâche de réveiller chez les participants cette agressivité naturelle qui pût les rendre plus engagés, plus efficaces et donc, à terme, plus productifs.J'ai vu dans ces séminaires des hommes d'âge mûr pleurer comme des gamins, j'ai oeuvré à ce qu'ils relèvent la tête et repartent à l'exercice, avec dans leurs yeux cette lueur de fausse victoire qui ressemble, je le sais maintenant, à la pire des détresses. J'ai assisté sans sourciller à des déballages brutaux, à des accès de violence folle.
Il était dans mon rôle de canaliser ceux-ci vers le seul objectif qui m'était assigné: faire de ces cadres des soldats, des chevaliers d'entreprise, des subalternes compétitifs, afin que cette filiale de la SC Farb pût redevenir l'entreprise florissante qu'elle avait été autrefois.


Donc ce psychologue, Simon, nous fait le récit, sur un ton froid et monocorde , de ce qu'il a vécu. La direction lui a confié une enquête: prouver que l'état mental de son directeur général Mathias Just est perturbé. Règlement de compte manifeste ... Au cours de cette enquête , Simon va retrouver des lettres anonymes adressées à Mathias Just dans le but de le détruire, de le rendre fou. Il en recevra d'ailleurs bientôt lui-même.
Et ces lettres, en rapport avec le passé des personnages, et de la firme dans laquelle ils sont employés, vont éclairer ( ou plutôt assombrir encore plus...) ce roman d'un jour nouveau, celui de l'extermination nazie.

C'est un roman très bref, très dense, dont on ne ressort pas intact.
Surtout en ayant à l'esprit l'augmentation très nette des suicides au travail.. Il peut sembler toutefois très exagéré de faire un parallèle entre les conditions de travail dans certaines entreprises et l'holocauste.
Mais François Emmanuel s'en explique très bien dans un texte que je vais retranscrire en forum, car il invite- au moins- à la réflexion...

Paofaia - Moorea - - ans - 29 novembre 2013


Le passé qui rend fou 9 étoiles

Par le plus grand des hasards, avant de commencer "La question humaine", je venais de terminer "Pitié pour le mal" sans savoir que les auteurs respectifs, François Emmanuel et Bernard Tirtiaux, sont deux frères !

Si les deux ouvrages tournent autour du même sujet - la difficulté d'assumer les horreurs engendrés par le nazisme dans le chef de ceux qui ont servi cette idéologie barbare - la manière de le traiter est sensiblement différente.

Dans la question humaine, un parallèle osé mais à certains égards pertinent est fait entre les malades mentaux que les nazis exécutaient sans état d'âme, et les travailleurs surnuméraires dont on se débarasse au gré des restructurations dans les mutinationales qui, par ailleurs "travaillent" le mental de ceux qui restent par le biais de ces séances de psychologie d'entreprise pudiquement appelées "stages de motivation".

Un parallèle à prendre au second degré, bien entendu. Dans un cas il s'agit du broyage de corps, alors que dans le second ce n'est "que" du broyage psychique.

Comme pour "Pitié pour le mal" et en bon partage de frères, 4,5 étoiles !

Millepages - Bruxelles - 65 ans - 10 décembre 2010


Récit ou roman ? 4 étoiles

Le héros qui s’exprime à la première personne est un psychologue d’entreprise écartelé entre un directeur d’usine que la raison est en train d’abandonner et son directeur-adjoint qui le fait espionner.

L’usine française en question se trouve en restructuration sous l’impulsion de son siège en Allemagne.

De lourds secrets découverts dans des coffres-forts ainsi que des rencontres-enquêtes entre le héros et des proches de son directeur nous plongent soudain dans une ambiance lourde de réminiscences de crimes nazis et de dénonciations anonymes.

Dans cet ouvrage fort bref (une centaine de courtes pages) et au cours inattendu, l’on peut se poser la question de la motivation de l’auteur.

Pourquoi choisit-il de nommer son œuvre ‘récit’ ? S’agirait-il d’évoquer un vieux souvenir dont il aurait eu connaissance, et d’en conjurer le maléfice par l’écriture, en une sorte de solitaire monologue d’où le lecteur serait exclu ?

Ou bien aurait-on plutôt affaire ici à un ‘roman’, élaboré au départ d’un fait réel et au sujet duquel, tout en se confiant désespérément à son lecteur, l’auteur le prend à témoin de son désespoir devant le Mal absolu qui endeuille tout humain ?

Ori - Kraainem - 88 ans - 28 juillet 2009


Le poids du silence 9 étoiles

Simon est psychanalyste. Il travaille dans une entreprise en plein marasme, souffrant encore d'une restructuration douloureuse. SImon a aidé à établir des listes, à fixer des critères de sélection. Et de listes et de critères, il en sera beaucoup question dans ce court récit poignant de François Emmanuel. Tout commence avec les errances mentales d'un directeur fatigué que Simon est chargé de surveiller. La vérité voit le jour. Sombre, sordide. Portant sur ses épaules le poids d'un passé qui jamais ne pourra être atténué.
Les vicissitudes du nazisme éclatent au visage du psy, qui comprend peu à peu pourquoi Mathias Jüst, ce directeur à l'esprit fragile, oublie systématiquement certains mots de ses rapports. Des mots liés à un terrible rapport de juin 1942 qui rabaisse la question du nettoyage ethnique à d emesquines considérations techniques. Ça fait froid dans le dos et français Emmanuel le sait. Inutile d'utiliser des subterfuges ou de longues phrases inutiles pour remuer les tripes, tout est là, sobrement et parfaitement dit, à travers le parcours d'une déchéance mentale qui symbolise la lourdeur du passé et le poids d'une faute universelle. Un texte de grande qualité, avec un sens particulier du non-dit que j'ai trouvé très habile.

Sahkti - Genève - 50 ans - 9 avril 2006


« Prononcer des mots propres, qui ne tachent pas. » 10 étoiles

L’un des livres les plus brefs de François Emmanuel. Mais un livre qui laisse le lecteur comme marqué au fer rouge. Car il s’agit d’un « récit », non d’un « roman ». Un récit qui plonge ses racines dans la chair de l’histoire contemporaine et donc dans la profondeur de notre propre chair.

Le narrateur, de manière très classique chez François Emmanuel, est un employé chargé d’une enquête par un supérieur. En l’occurrence, psychologue chargé des « ressources humaines » dans la multinationale Farb, il est mandaté par Karl Rose, représentant (allemand) de la maison mère, afin d’enquêter sur la santé mentale de Mathias Jüst, responsable de la restructuration.

La trame narrative, chapitre après chapitre, sera celle – également très classique – d’un jeu de piste où le psychologue devenu détective (quoique réticent) démêlera l’écheveau touffu des indices, des témoignages, des signes concernant Mathias Jüst.

La secrétaire de Jüst lui parlera de l’enfant unique et mort-né de son patron, mais il croira déceler aussi chez cette femme les traces d’un ancien amour, elle qui fut un temps violoniste dans un quatuor à cordes d’entreprise où Mathias jouait aussi. Jacques Paolini, le chimiste de Farb et violoncelliste du quatuor, évoquera la personnalité pointilleuse et sèche de Jüst, en grande partie responsable, selon lui, du sabordage de ce quatuor « désaccordé » : « Il y a dans tout perfectionnisme une effroyable peur du vide. »
L’enquêteur rencontrera aussi Jüst lui-même, qui le reçoit avec méfiance et porte sur ses traits « une aura mortuaire », cependant que son épouse, « vieille avant l’âge, un chignon blanc surmontant un visage aux yeux tristes », semble dominée par la détresse que sécrète en elle la crainte d’une catastrophe. Elle exprimera au narrateur son angoisse de voir Mathias sombrer dans la paranoïa. Un Jüst (ou un juste…) qui, peu après, tentera de se suicider en s’asphyxiant dans son garage au moyen des gaz d’échappement de sa voiture.

Se dessinent dès lors, à travers Jüst et Rose (ou Kraus ?) deux destins allemands : tandis que Rose assume sans états d’âme son statut (peut-être…) d’enfant du « Lebensborn » (« enfant de l’Ordre noir, enfant d’une autre variété d’enfants, tous parfaits et semblables, enfant sans enfance, ni cœur, ni âme, ni descendance, enfant de la nouvelle et pure génération technique, Source de vie », en un mot enfant des haras nazis), Jüst est hanté par un souvenir d’enfance (on songe à W de Perec) lié à son père officier en Pologne. Il cherche à faire table rase, avec l’aide du narrateur qui semble conquis à sa cause, d’un passé « dégoûtant et détestable ».
C’est alors que le récit bascule dans la « terreur », lorsque le narrateur, suivant les consignes de Jüst, prend possession de cinq lettres reçues par ce dernier d’un correspondant anonyme et qui, sous les apparences cryptées de simples notes techniques, partitions musicales ou consignes apparemment banales, cachent l’un des épisodes les plus monstrueux de la deuxième guerre mondiale : l’éradication des malades mentaux par les nazis au moyen des gaz d’échappements de camions qui servaient aussi au transport des corps vers les mines où ils étaient déversés comme des ordures.
L’extraordinaire dénouement du récit fait brusquement passer le narrateur au statut d’acteur, comme si personne ne pouvait rester extérieur, simple témoin face à ce passé monstrueux « dégoûtant et détestable » pour chacun d’entre nous, et pas seulement pour les enfants repentis des bourreaux. Car les dernières lettres anonymes, c’est lui qui les recevra, et nous à travers lui ; ces lettres qui le mettront sur la piste du dernier membre du quatuor qui révélera à ses oreilles épouvantées l’horrible et complète vérité, faisant « vaciller peu à peu la tranquille certitude » du psychologue d’entreprise chargé de « la question humaine », le psychologue comprenant que « ce n’est pas humain » de traiter comme cela des malades mentaux, pas plus que de présider, grâce à des tests objectifs, à la « rationalisation », au licenciement de centaines ou de milliers d’hommes et de femmes employés d’une entreprise moderne avec la même absolue perfection mécanique que les bourreaux de 1942 : « Ne pas entendre. Ne pas voir. Prononcer des mots propres, qui ne tachent pas. »

François Emmanuel fait entendre, fait voir. Dans les dernières pages de son livre, à travers les paroles de l’altiste Neumann (« l’homme neuf… »), il prononce les mots sales, les mots qui tachent, ceux qui entraînent le psychologue d’entreprise à réaliser sa révolution copernicienne et le lecteur à pleurer encore une fois sur la misère humaine et à répéter « plus jamais », et à se demander si lui aussi, parfois, n’est pas comme ces trois petits singes de la sagesse… ou de la lâcheté.

Lucien - - 69 ans - 13 avril 2005


noir c'est noir 7 étoiles

A travers ce récit, nous nous retrouvons confronté à l'univers de l'entreprise et son langage abstrait et ignoble, où l'homme, si tant est qu'il soit considéré, ne l'est que par la force de travail qu'il représente. Je ne sais pas si l'auteur a lu Karl Marx et son fameux Capital mais en tout cas on sent l'influence du philosophe allemand. Ce vocabulaire fait de nettoyages, de licenciements collectifs, de délocalisations, de restructurations et que les nazis employaient déjà au temps de l'extermination des juifs et malades mentaux. L'entreprise vue comme un univers glauque, un endroit où règne la loi du plus fort, où les plus faibles sont écrasés. C'est à ce cauchemar que nous confronte l'auteur avec cette critique d'une certaine économie ma foi de plus en plus répandue. Un roman noir, qui fait réfléchir!

Nothingman - Marche-en- Famenne - 44 ans - 13 décembre 2002


Endlösung der Frage 8 étoiles

Ce court récit, très bien décrit par Kinbote, est en effet d’une noirceur qui nous oblige à grincer des dents presque à chaque page. L’enquête du psychologue le conduit à des découvertes actuelles peu dignes de l’être humain tandis qu’en toile de fond apparaissent sans cesse d'autres conduites, infâmes celles-là, qui se sont produites pendant la seconde guerre. Sur la base d'un document technique datant du 5 juin 1942, on rencontre l'horreur absolue et même si celle-ci n'a heureusement plus court dans nos contrées, on ne peut s'empêcher d’y voir un parallélisme troublant avec des attitudes qui, elles, n’ont pas changé.
Noir, dense, précis. Pour ne pas oublier qu'un jour ils ont osé dire : « Ne pas entendre. Ne pas voir. Prononcer des mots propres, qui ne tachent pas. »

Pendragon - Liernu - 54 ans - 6 novembre 2002


un noeud psychologique très bien ficelé 8 étoiles

Un psychologue d’entreprise s'emberlificote dans une histoire où il se sent manipulé sans plus savoir faire marche arrière. Tensions, problèmes de conscience, doutes, on nage dans une pelote de noeuds dans ce livre court et passionnant. A conseiller à ceux qui aiment les équations psychologiques.

Zoom - Bruxelles - 70 ans - 19 juillet 2001


Un parallèle saisissant 8 étoiles

Ce que dénonce ici François Emmanuel dans un langage superbe, ce sont les petits dictateurs des huit heures par jour, les petits tyrans de bureau, qui empoisonnent la vie de ceux qui ont la malchance d'être sous leurs ordres. Le parallèle fait entre ces petits sous-chefs de bureau et les nazis est étonnant, mais finalement très pertinent. La culture d'entreprise chère à plusieurs grosses multinationales en prend un sérieux coup de plomb dans l'aile. Les conclusions qu'on peut en tirer sur la nature humaine sont pessimistes mais assez fondées.

Leura - -- - 73 ans - 23 mars 2001