Murnau des ténèbres
de Nicolas Chemla

critiqué par Jfp, le 13 septembre 2023
(La Selle en Hermoy (Loiret) - 76 ans)


La note:  étoiles
tabou pas tabou
Murnau, cinéaste inspiré dont les films iconiques ("Nosferatu", "L’aurore", "Tabou") resteront gravés pour toujours dans la mémoire des cinéphiles. Murnau, persuadé que le Mal était l’essence de l’univers, a pourtant réalisé des chefs-d’œuvre de toute beauté. Nicolas Chemla nous fait revivre cet étrange personnage, à travers le témoignage imaginaire d’un de ses assistants l’ayant accompagné, du lit à la caméra, lors du tournage de son dernier film. Revenu vivre en solitaire en Polynésie après la mort tragique du cinéaste, le narrateur le rencontre quelque quatre-vingt années plus tard dans la hutte mythique où vécut l’auteur de "Tabou". Un "roman-vrai" étrangement envoûtant, mêlant vérité historique et fantastique et recréant l’univers halluciné du grand cinéaste à travers une langue finement ciselée, faisant référence à Pierre Loti et ces quelques autres écrivains, peintres, chanteurs, partis pour ces contrées lointaines pour y renaître et parfois y mourir aussi.
Un tournage épique 8 étoiles

À 35 ans, en 2008, le narrateur de cet ouvrage décide de tout plaquer pour aller à Tahiti dans le but d’y écrire un livre sur Tabou, le dernier film, le film maudit de Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931), cinéaste de légende qui avait réalisé plusieurs chefs d’œuvre du cinéma muet, dont le fameux Nosferatu de 1922, Faust en 1926 et L’Aurore en 1927. La première de Tabou eut lieu en 1931, une semaine après la mort de Murnau, tué dans un accident de voiture.
Mais si ce film est considéré comme maudit, ce n’est pas pour cette seule raison, c’est parce que son tournage fut émaillé de quantité d’incidents et d’accidents de toutes sortes. Réputé comme un homme qui « avait une caméra à la place des yeux », tant il avait le sens du cadrage et des mouvements d’appareil, tant on avait affaire à un cinéaste de génie, Murnau, alors qu’il était au faîte de sa gloire, quitta Hollywood et partit sur les traces des grands explorateurs et écrivains du passé, ceux qui avaient été fasciné par la Polynésie, les Melville, Conrad, Stevenson et Loti dont les récits avaient nourri ses rêves d’enfant.
Bien documenté lui-même par tous ces ouvrages, le narrateur du livre de Nicolas Chemla découvre, qui plus est, un témoin, un ancêtre dont on ne sait quel peut être son âge puisqu’il prétend avoir connu Murnau. Quoi qu’il en soit, la force et la magie profonde du récit ne laissent pas de convaincre.
Dans son voyage à Tahiti, aux Marquises et aux Tuamotou, Murnau est accompagné par Robert Flaherty, réalisateur de documentaires dont Moana (1926), tourné sur une île de Polynésie, son frère David et toute une équipe. Mais les approches de Murnau et de Flaherty ne sont pas identiques et les deux hommes ont du mal à s’entendre. Murnau n’est pas un documentariste, son ambition ressemble à celle qui avait conduit Gauguin jusqu’aux mêmes îles : « recréer le paradis, celui d’avant la corruption par les forces inéluctables de la civilisation. »
Fasciné par les paysages et par tout ce qu’il découvre, Murnau se heurte cependant à ce que la prétendue civilisation apportée par les Blancs a déjà corrompu ou détruit irrémédiablement. À Hiva Hoa, les propos d’un agent de douanes sont on ne peut plus directs : « Je ne sais pas ce que vous êtes venus chercher ici, si loin du monde, mais vous feriez mieux de repartir et d’oublier… ils ne font qu’attendre la mort ici… et qui pourrait bien le leur reprocher ? Que leur reste-t-il, qui pourrait leur donner une raison de vivre ? Les missionnaires leur ont pris tout ce qui à leurs yeux donnait sens et valeur à la vie. Ils ont remplacé leurs dieux par une religion dont ils n’ont qu’une vague compréhension (…) Ils leur ont interdit leurs danses (…) avec la raison qu’elles sont indécentes… » Décimés par les maladies apportées par les Blancs, les Marquisiens meurent en masse, ce qui fait dire à David Flaherty : « … ils ont découvert Dieu et toutes ces histoires de damnation éternelle, au moment même où ils sont morts en masse. »
Cependant, Murnau ne se décourage pas. Rien ne lui fait baisser les bras, pas même le krach boursier de 1929 qui l’oblige à renvoyer au pays son équipe américaine. Il décide alors de financer lui-même le film, ce qui le rend totalement indépendant. Quant à sa quête d’un paradis non corrompu par la prétendue civilisation, non seulement il ne l’abandonne pas mais il la valorise encore davantage en choisissant l’acteur principal et l’actrice principale de son film. Or, à son corps défendant, sa démarche reste entachée d’ambiguïté. Alors qu’il cherche les représentants « les plus purs de la race polynésienne », il choisit comme actrice Reri, une jeune fille de 17 ans dont la mère est bel et bien tahitienne mais dont le père est blanc. Elle n’en reste pas moins une actrice remarquable par son jeu comme par son « authenticité ».
Les ambivalences de Murnau ne se limitent d’ailleurs pas au choix de cette actrice. Le cinéaste découvre, émerveillé, les croyances et les convictions des Polynésiens. Ainsi Reri évoque-t-elle sa grand-mère qui lui avait appris que « tout est lien ». Elle disait : « Tout est là, tout est tissé, le temps des anciens avec le temps présent, notre corps avec le fenua… » Et elle ajoutait : « Les Blancs veulent nous couper du fenua. » Et, à Murnau qui croit comprendre qu’il s’agit de la « toile du vivant », un vieux Polynésien répond : « Non, c’est la toile du fenua, pas la toile du vivant… la toile du fenua, ça inclut aussi les esprits des ancêtres, pas seulement les vivants. »
On comprend bien, dès lors, combien, malgré son désir et sa quête, Murnau reste impacté par son origine et son art. De ce fait, quand il s’agit de tourner les meilleurs plans pour son film, le cinéaste, sans tenir compte des avertissements des autochtones, s’installe sur un lieu réputé tapu, interdit. La suite du récit nous conte, dès lors, les déboires et les accidents qui surviennent au cours d’un tournage qui vire à l’épopée. Mais un tournage qui a lieu, quand même, et, en dépit de tout, aboutit à cet ultime chef d’œuvre, Tabou.

Poet75 - Paris - 68 ans - 4 décembre 2023