Galilée et les Indiens: Allons-nous liquider la science ?
de Étienne Klein

critiqué par Eric Eliès, le 28 juillet 2023
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Plaidoyer pour la pensée scientifique, contre le rejet de la science et contre le scientisme
Ma récente lecture de « Retour à la parole sauvage » du poète antillais Monchoachi, qui dénonce l'hégémonie prédatrice de la civilisation occidentale, m’a donné envie de me replonger dans ce court essai d’Etienne Klein, qui interroge les fondements scientifiques de notre civilisation. Bien trop souvent considéré comme un (excellent) vulgarisateur scientifique, Etienne Klein m’apparaît de plus en plus comme l’un de nos plus grands philosophes des sciences, l’un des rares à avoir pleinement compris que la science, au-delà des connaissances qu’elle nous apporte sur l’univers, infiniment petit et infiniment grand, et du progrès technologique qu’elle continue d'alimenter, a façonné le singulier rapport au monde de la civilisation occidentale.

J’ai donc relu (d’une traite) ce texte remarquable : bref, dense mais néanmoins très accessible, qui pâtit peut-être de son titre un peu facétieux, presque enfantin, qui n'en reflète pas toute la profondeur de réflexion. Le livre, qui aurait pu s'appeler "pensée scientifique, pensée sauvage et pensée nihiliste" confronte, ou plutôt met en miroir, pour dépasser leur clivage apparent, la « pensée scientifique », qu'on peut considérer comme une manière de penser et de représenter le monde pour le comprendre, le maîtriser et l'exploiter, et la « pensée sauvage », qui n’est pas une pensée archaïque ou primitive mais une pensée, que Claude Levi-Strauss avait pleinement reconnue comme une pensée véritable et exigeante, qui nourrit une manière d’être au monde dont l’enjeu est l’harmonie avec le cosmos, composé de forces et d'êtres dont l'humanité n'est qu'un maillon. Le livre s'ouvre par l'évocation d’une rencontre et d'une longue discussion entre Etienne Klein et des indiens kayapos d’Amazonie (dont l’un des fils du chef Raoni), qui avaient été invités en France par une amie ethnologue d'Etienne Klein. Cette rencontre a eu un effet de révélation pour Etienne Klein, qui a soudainement pris conscience que les craintes des indiens d’Amazonie face à la civilisation occidentale, destructrice de la jungle et de leur univers, s’exprimaient avec des mots faisant écho au désarroi voire à l'hostilité croissante des occidentaux envers la science, aussi bien de la part de philosophes (Klein cite notamment Nietzsche, Husserl et Simone Weil) que de simples citoyens (avec lesquels Klein a fréquemment l'occasion échanger lors de ses cours ou des questions en conférences publiques). En fait, depuis la fin du 19ème siècle, mais surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale (marquée par l'avènement de la bombe atomique), la science est de plus en plus perçue comme une menace et la pensée scientifique comme une pensée abstraite, dont la logique froide et mathématique a coupé l'homme occidental de la nature et l'a, en quelque sorte, à la fois « désenchanté », en sapant les fondements de toutes les valeurs traditionnelles adossées à la religion, et « dénaturé », en l'enfermant dans des représentations conceptuelles où la nature n'est plus qu'un simple réservoir de ressources, que nous avons dégradé irrémédiablement.

C'est grâce à la séparation que nous avons installée entre nature et culture que notre science est devenue si efficace. Mais c'est à cause d'elle que la nature, finalement traitée comme si elle était à notre seule disposition, s'est peu à peu abîmée. Sans vergogne, nous l'avons marquée d'une empreinte irréversible, oubliant qu'elle était poreuse, réactive, fragile. Alors, en ces temps où elle semble se retourner contre nos assauts, où nous nous inquiétons du changement climatique, de la raréfaction des ressources fossiles, de la dégradation de la biodiversité, nous devons nous poser cette question : n'est-ce pas notre conceptualisation de la nature, fondée sur l'idée que nous serions autonomes par rapport à elle, qui avait préparé le terrain ? Le terrain qui a rendu possible d'abord l'exploitation de la nature, puis son asservissement ?

Etienne Klein remonte alors aux racines de la pensée scientifique et en interroge les fondements. Cette pensée est née en Europe à la fin du 16ème siècle, quand Galilée a remis en cause les concepts d’Aristote fondés sur la déduction logique et affirmé que la nature était un objet d’études et d’expérimentations, que le langage mathématique était le mieux apte à décrire. Etienne Klein, qui voue une intense admiration pour Galilée, est revenu aux textes originaux de Galilée pour souligner que le recours aux mathématiques était imposé par les limites de compréhension de l’intelligence humaine mais qu’il ne s’agissait que d’une représentation. L’erreur commise par l’Occident a été, en raison de l’extraordinaire efficacité de la méthode scientifique, de progressivement se leurrer sur la nature de la science et de finir par confondre la représentation scientifique et la réalité du cosmos, comme si la science pouvait accéder et dévoiler des vérités absolues sur l’univers et sur l'homme. Cette croyance a provoqué l’émergence du « scientisme », une espèce de foi aveugle en la science et le progrès technique, capables de nous élever à l’égal de Dieu (Klein cite en exemple une phrase presque délirante de Stephen Hawking, qui aurait pu être plagiée sur les frères Bogdanov !) et de régler tous les problèmes de l’humanité. Le scientisme a envahi tous les domaines de la pensée or la science ne peut rien dire sur la beauté, sur la justice, sur la liberté, etc. Cette foi aveugle, qui confine à l’idolâtrie de la science, a deux conséquences aussi néfastes l'une que l'autre : elle entretient une frénésie technologique mortifère, où toutes les potentialités de la science sont réalisées sans jamais s’interroger sur leurs implications éthiques et leurs répercussions sur le monde (réchauffement climatique, pollution, effondrement de la biodiversité, etc.), mais provoque aussi, en réaction, une peur croissante face aux risques engendrés par des développements technologiques non maîtrisés (nucléaire, biotechnologies, etc.) et un rejet, qui fait courir le risque d’une légitimation de toutes les croyances, même les plus absurdes et les plus stupides.

Etienne Klein considère que le rejet de la pensée scientifique, qui se traduit par un mépris de l'expertise, constitue un danger majeur qui nous menace d'un aveuglement nihiliste et d'un retour à l'obscurantisme où la conviction intime ne cherche plus à s'appuyer sur la raison. Notre société (et ce à tous les niveaux, du simple citoyen aux dites "élites" intellectuelles, médiatiques et politiques) ne se soucie déjà plus réellement de la science mais uniquement de ses résultats pratiques et utiles, principalement en tant qu'outil de production et de perfectionnement des technologies au service de notre confort et de nos loisirs. Constatant que la science se transforme de plus en plus en technoscience, Etienne Klein affirme ainsi :

La ferveur spectaculaire que nous consacrons aux retombées de la science accuse, par contraste, le désintérêt, voire l'insensibilité que nous manifestons envers ses principes, ses méthodes et ses contenus. L'esprit de la science nous passe au-dessus de la tête. D'ailleurs, les connaissances scientifiques, même les plus élémentaires, ne font toujours pas partie du savoir commun. Ce n'est donc pas une société de la connaissance que nous avons réalisée, mais une société de l'usage des technologies.

La situation est grave car cette course permanente à l'innovation entraîne une consommation fiévreuse, qui épuise la planète, et nous accoutume à une jouissance immédiate et fugace, qui a besoin d'être sans cesse renouvelée et nous désapprend la patience, l'ascèse et la contemplation. Etienne Klein défend, comme d’autres philosophes (tel Ortega y Gasset, qui avait compris dès les années 20 la dimension singulière et fragile de la recherche scientifique, mais il aurait aussi pu citer Michel Serres) ainsi que certains scientifiques ou certains poètes actuels (tel Yves Bonnefoy, qui avait l’intuition de la dimension ontologique de la science), un rapprochement de la pensée scientifique et de la pensée philosophique, comme ce fut par exemple le cas dans les années 1920/30 pendant la double révolution de Relativité et de la physique quantique, qui fut une période de grande effervescence de la pensée. Il fait aussi le voeu d'un élargissement de la pensée scientifique pour la rendre capable de simultanément parler « les mathématiques » et « la poésie ». J'emprunte ici à Monchoachi son expression "parler la poésie" (qui est au coeur de son recueil d'essais "Retour à la parole sauvage") mais elle figure implicitement dans les intentions d'Etienne Klein qui, dans ses nombreux ouvrages consacrés à la science et aux scientifiques, s'efforce de faire ressentir la densité humaine et poétique de la science.

A force de passer sous silence la "poétique" de la science, on l'arrache de ses racines, on la réduit à un amas de faits et de résultats qu'on ne questionne guère et qui n'intéressent plus que par leur utilité immédiate ou leur rentabilité.

L'enjeu est essentiel pour la science car la pensée scientifique véritable (telle qu'elle s'exprime chez Einstein par exemple) est en train de dépérir sous la pression de la technoscience, et ne suscite plus aujourd'hui qu'un intérêt cupide (comme moteur de croissance économique et comme outil de puissance militaire) ou une indifférence plus ou moins hostile en raison de son impact, notamment environnemental. Certains courants écologistes prônent l'arrêt de toute recherche scientifique, qui serait allée trop loin et nous mènerait à la catastrophe. La parole scientifique est désormais devenue suspecte. Pourtant, il serait erroné de considérer, à cause du constat de son mauvais usage, que la science détruit et désenchante le monde. Au contraire, Etienne Klein soutient, en des termes qui me semblent faire écho au "Contrat naturel" de Michel Serres, que la science, si elle est conduite de manière éthique (et Klein évoque alors les principes énoncés par Robert King Merton), peut contribuer à nous réconcilier avec le monde, à retisser un lien d'amour et de symbiose avec la Terre, et provoquer une prise de conscience salutaire :

Passons un nouveau contrat avec la nature - avec le non-humain en général - afin d'éviter que la maîtrise, seulement partielle, que nous nous sommes assurés sur elle ne verse dans son contraire. (...) Reste néanmoins une question, "la" grande question : comment joindre l'amour du monde à sa compréhension ? Comment élargir la rationalité pour qu'elle devienne généreuse, poétique, "pantophile" ?

Est-il vraiment possible, en ce monde soumis aux exigences de rentabilité et d'efficacité immédiate, de doter la science d'un regard poétiquement tourné vers le monde et vers la nature, et d'une parole porteuse d'un désir désintéressé et non d'une volonté d'appropriation ? Il y a quelques années, Cédric Villani avait publié un petit livre (qu’Etienne Klein n’évoque pas), intitulé « les mathématiques sont la poésie des sciences » (dont j’ai fait une longue présentation sur le site Poezibao, consacré à la poésie contemporaine, en essayant de développer les rapports, bien plus riches qu'on ne croit, entre science et poésie) et, même si certains philosophes célèbres se sont vanté de ne rien comprendre aux mathématiques et aux sciences dites exactes (par opposition aux sciences dites humaines), voire de les mépriser, Etienne Klein insiste sur le pouvoir de la science de transformer le regard que nous portons sur le monde et de le dessiller des fausses certitudes. La science est source d'une interrogation constante (Klein souligne la merveilleuse incomplétude de la science) et d'une curiosité qui nous tient en éveil ; elle constitue en elle-même une source d'humilité et d’émerveillement. La science n’a pas le pouvoir de dévoiler le vrai ; en revanche, elle peut réfuter ce qui est faux (ce qu'Etienne Klein appelle des "découvertes négatives") et nous libérer du carcan de croyances qui faussaient notre regard et nous empêchaient de voir et ressentir la miraculeuse beauté du monde. Comment ne pas être bouleversé par le ciel étoilé, quand on sait que l’univers n’a pas été fabriqué en 6 jours par un Dieu barbu qui l'a peuplé de bipèdes à son image, mais qu’il est né il y a 13,7 milliards d'années d’une singularité qui défie l’entendement et que les atomes qui composent notre corps sont issus de la fusion nucléaire au cœur des étoiles ?