Ciné fil
de Hubert Damisch

critiqué par JPGP, le 8 juillet 2023
( - 77 ans)


La note:  étoiles
Hubert Damisch face aux images
C'est en 1946, dans un film d'Orson Welles, qu'apparaissent pour la première fois dans le cinéma commercial des images de la barbarie concentrationnaire nazie. Il faudra attendre Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, pour que se fasse jour une nouvelle façon d'user de la caméra comme de l'instrument même de la prise de parole. À travers une suite d'essais comparatifs dont le champ va s'étendant aux autres arts, à commencer par la peinture, Hubert Damisch s'emploie à montrer comment le cinéma ne sera enfin devenu parlant qu'en passant par ce qui prend ici le nom de "montage du désastre". Mais comment parler de montage, comment parler "d'images", là où l'excès, le débord du réel sur toute visée représentative ou documentaire est à ce point abyssal ?

Hubert Damisch, né en 1928, philosophe spécialisé en esthétique et histoire de l'art, professeur à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris prend en compte la sémiologie dans l'esthétique afin d'affirmer que l'image n'a jamais le dernier "mot". Fidèle aux théories développées par Claude Lanzmann à propos de "sa" Shoah; il appuie sa réflexion sur cette preuve ultime : pour "parler" de l'image on est obligé de passer par les mots. A l'inverse du langage écrit l'image ne serrait donc jamais un fin mais un moyen. On peut toutefois lui retourner le compliment : pour "parler" le monde l'image en dit plus que les mots. Vastes et vieux problème. Comme celui de la poule et de l'oeuf. Pas plus que l'écriture, ce que Barthes nomma "le filmique" n'a de prérogative sur la prise du réel.

On peut même dire que l'image (cf. la peinture rupestre ou celle des enfants) est le langage le polus nu, le plus cru, le plus sacré aussi. Certes on tombe très vite sur la fameuse "dispute" Lanzmann versus Didi Huberman à propos des photographies de l'irreprésentable. Le premier pense qu'elles doivent êtres occultées car elles ne peuvent rien dire de l'incommensurable et qu'il faut passer par d'autres témoignages plus de biais. L'autre pense le contraire. Mais dans les deux cas la question à la fois du voyeurisme et celle de la valeur du document reste posé.

On peut toutefois que les Damisch et les Lanzmann demeure des enfants de Sartre et d'une certaine représentation de la culture selon laquelle le témoignage écrit à force de loi. C'est là faire bien peu de cas des arts de l'image qui eux aussi parlent à leur manière. L'oeil y écoute, y interprète le monde selon des processus tout aussi complexes que dans la représentation scriptural. Ce que 'image ne peut dire, le texte peut le montrer, ce que le texte ne peut montrer l'image peut l'affirmer.

Il existe ainsi en filigrane dans le livre de Damisch une sorte de culpabilité face à l'image. Tout se passe comme s'il oubliait soudain ses ombres tutélaires que sont Fra Angelio et Pollock, pour, par le biais d'un cinéma par forcément le plus représentatif de l'histoire du cinéma, les abroger et faire une crois dessus. En effet, plus que le cinéma parlant, Damisch aime le cinéma bavard. Prendre "Le procès Nuremberg" (novellisation du procès du même nom) ou "Le criminel" de Welles comme parangon de l'art cinématographique afin de prouver (je caricature à peine) que seul ce qui est "parlé" au cinéma prend de la valeur est une aberration assez surprenant de la part d'un théoricien de son envergure. Oser affirmer que seule un "tableau sonore" permettrait pour reprendre la formule de Blanchot " le pas au delà" de la peinture (tout en reconnaissant lui-même que ce serait un "désastre") montre les limites d'un tel livre.

Il n'ajoutera donc rien aux thèses déjà connues et opposées si ce n'est qu'il tend de manière sourde à effectuer un beau retour en arrière en instaurant une nouvelle fois une prime à la religion du Livre face à celle de l'image. Rappelons que toute croyance ne peut être que dangereuse et que en l'art comme en littérature, il faut raison garder pour que la folie des mots comme celles des images puissent renverser les paysages et les pensées admises.

Jean-Paul Gavard-Perret