Un tout autre Sartre
de François Noudelmann

critiqué par JPGP, le 26 juin 2023
( - 77 ans)


La note:  étoiles
Sartre revisité par François Noudelmann
François Noudelmann dans sa "biographie" de Sartre propose une déchirure des voiles sur sa vie et en conséquence sur son oeuvre. Surgit un écrivain désinhibé par divers types d’ivresses, d'addictions. Parfois même celles de l'amour : une guide et traductrice russe devient une passion passagère mais pour laquelle Sartre va se fendre d'une étude sur Kierkegaard (qu'il aimait peu) et d'une conférence à - et ultime concession - à l'UNESCO (qu'il haïssait). Si bien qu'à ce moment-là l'auteur des "Mots" devient un de eux qu'Artaud nomma les "Nenekas prêt à tout". Mais le coeur possède ses raisons qu'une lettre inédite à l'amourette russe précise de manière enflammée.

Sartre devient dans ce livre objet de surrection. Son existence est proposée à une contemplation particulière. Noudelmann ouvre l'espace de l'homme et de l'oeuvre afin d’expliquer leur mouvement réciproque au moment où le biographe excelle dans un exercice autant de géométrie que de finesse. Par effet rebond il donne une nouvelle santé à l'oeuvre et redore le blason d'un homme qui sort ici de ses deux poncifs (si on peut les appeler ainsi) : Simone de Beauvoir et l'engagement.

L'auteur n'en fait ni "l'idiot de la famille", ni le pape du foyer existentialiste. Selon une révision habile, plaisante et circonstanciée il dépasse les idées reçues à propos de son modèle qui à son apogée et en dépit de ses multifacettes, bénéficia d'une reconnaissance des intellectuels de l'époque: leur marxisme faisait la pluie et le beau temps sur l'université et l'idéologie française. Hors lui point de salut et Sartre en devint le héros.

Mais François Noudelmann propose une vision bien plus parallèle, romantique et aussi narcissique du corpus sartrien. A son "qui fut Sartre ?" l'essayiste répond qu'il était - entre autres et aussi - un caméléon rêveur mélancolique mais aussi un habile "compartimentaliste". Chaque case ou moment de son travail servit à l'édification d'un récit existentiel.

L'auteur des "Mots" sut le contrôler même sous la gouvernance - a priori indestructible - d'une succession d'autocritiques. Elles permirent non de fixer mais de déplacer l'homme Sartre au sein de révolutions constantes. S'y feuillettent diverses torsions habiles. Elles peuvent parfois cacher une certaine mauvaise foi fruit d'une bourgeoisie bien ordonnée sous couvert de pauses dont le critique n'est pas dupe.

Il débusque - sous le célibataire amateur de femmes et engagé - un homme qui reste néanmoins sincère jusque dans ses postures. Son biographe ne lui en tient pas rigueur. Il y voit même les divers étapes d'un "expérimentateur" là où peut se lire simplement une suite de changements de cheval et d'avis.

Mais il faut prendre cette biographie comme tout texte du genre : non une vérité de vie mais des approches circonstanciées qui ajoutent certains plans, plis ou revers à la figuration de l'homme et de son oeuvre.

La vision de Noudelmann reste surtout bienveillante : elle rapproche Sartre plus d'un Stendhal amateur de voyages en Italie et qui laisse provisiorement de côté ses "mémoires d'un touriste" pour des préoccupations plus altière, voire d'un Flaubert - sur lequel il écrivit "le" livre inachevé mais fondamental - que d'un Marx. C'est là une bel angle d'attaque envers celui qui connut la musique (à tous les sens du terme) et fut pianiste (amateur) à ses heures (creuses).

L'essai séduit avant tout plus par son écriture que par son sujet traité souvent de maniètre hagiographique. Reste la verve touchante et amusante de Noudelmann. Il s'appuie sur bons nombres de documents et témoignages (dont celui de la fille adoptive de Sartre).

Apparaît soudain un embusqué débusqué. Le portrait est sans doute trop beau mais l'auteur lève bien des hypothèques et qu'importe si certaines de ses hypothèses semblent douteuses. D'autant que Sartre cultiva le mensonge sur lui-même à la manière du Rousseau des "Confessions". Et s'il existe parfois de l'imposture chez lui - elle n'est pas plus grandes que chez bien d'autres grands écrivains avides des traces qui fondent leur récit.

Noudelmann considère son modèle comme "intranquille". Voire... Il est parfois bêtement ou tout simplement amoureux transi. Cela le rend plutôt sympathique derrière ses zones d'ombres et les torsions de son inconscient. Preuve que toute l'oeuvre n'est pas dans l'homme, et celui-ci pas plus entièrement dans la première. Mais le livre permet d'entrer plus profondément au sein des deux. Le biographe leur accorde une éclaircie inédite.

Il rappelle implicitement que nous parlons trop légèrement ou trop méchamment de la réalité sarriienne. Elle n'est pas forcément ce que nous imaginions jusque là. Ni plus grande, ni plus petite mais différente là où le plus surprenant est dégagé de retenue.

Le réseau biographique monté par Noudelmann offre les mutations de bien des apparences. Certes, rien n'est réellement bouleversant, mais l'oeuvre tel qu'on l'entend ne va plus d'elle-même. Celle ou celui qui lit cette biographie éprouve la surprise d’un face-à-face qui étonne et détonne. A la fois dans ce qui tient du jaillissement et du décrochement. Tout le reste n’est que littérature : celui d'un auteur qui rêvait sa vie et dévisageait à sa "main" le monde dès qu’il se réveillait.

Jean-Paul Gavard-Perret