Sous réserve
de Hélène Frappat

critiqué par Sahkti, le 9 novembre 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Les philosophes invisibles
Voilà un ouvrage bien trompeur!
Tout d'abord par son petit format, maigre poche de 120 pages que l'on pourrait penser lire d'une rapide traite, alors qu'il n'en sera rien tant il regorge de densité.
Ensuite par la présentation du 4e de couverture, quelques lignes, deux règles, qui laissent à penser que nous allons nous trouver devant une liste de bons conseils ou de préceptes moraux, un journal intime en quelque sorte.
Enfin par le premier texte, la première page, une invocation du "Grand Kant" qui surprend, étonne, avant que l'on ne comprenne qu'il s'agit d'une lettre de Maria von Herbert au philosophe.
C'est clair, le lecteur est dérouté. Hélène Frappat attise la curiosité et donne de suite envie de la lire. Qu'est-ce que ce texte décousu composé de citations de Kant et de Rousseau, de notes personnelles de l'auteur, d'extraits de Lyotard, de souvenirs et autres phrases extraites ci et là?
L'éditeur dit que c'est le premier roman d'Hélène Frappat. Un roman? Un bel incasable devrait-on dire!

Helène Frappat est une véritable magicienne du collage littéraire. J'ai été époustouflée par la manière très féline qu'elle avait de retomber sur ses pattes, de jouer avec les enchaînements, de se glisser dans la peau de Kant pour faire parler Rousseau, de mélanger hommes et femmes au point de nous étourdir, de réussir à créer un texte linéaire et profond à l'aide de petites phrases, de citations, d'extraits de correspondances ou de notes brouillons bricolées au gré des humeurs.
Chaque réflexion en induit une autre, plongeant au coeur des sujets les plus graves comme l'amour, la mort, le souvenir, le mensonge ou la douleur. En 477 morceaux de choix et 124 pages de plaisir, Hélène Frappat médite avec beaucoup de philosophie (et aussi une petite pointe d'humour bienvenue) sur le sens de notre vie et sa subjectivité. C'est grandiose de simplicité et de richesse. On pourrait dire "Il fallait y penser!" mais dans le cas présent, j'ai envie de dire "Il fallait le faire!". Pas facile en effet de coller les unes à côté des autres les citations adéquates, de les imbriquer dans une histoire qu'elles ne saccaderaient pas mais prolongeraient. Donner vie à un texte à partir d'autres textes... bel essai réussi!

Et puis coup de coeur très personnel de ma part à l'évocation du film de Jacques Rivette "Histoire de Marie et Julien", dont j'ai regretté le mauvais traitement que Rivette lui a fait subir, passant à mon sens complètement à côté du sujet véritable de son film et que Hélène Frappat semble, elle, avoir parfaitement compris.
"Et il faut deux personnes pour mourir... une pour disparaître et l'autre pour accepter" (page 124)
Mettez-vous donc à ma place ou condamnez moi ! 5 étoiles

Hélène Frappat est une écrivaine, traductrice et critique de cinéma française née à Paris en 1969.
Elle est l’auteur de cinq romans: Sous réserve (2004), L’Agent de liaison (2007), Par effraction (2009, prix Wepler), INVERNO (2011) et Lady Hunt (2013).

Une oeuvre à la construction originale.
477 citations, fragments de correspondances entre Rousseau et Mme de la Tour, Kant et une admiratrice, confessions de la narratrice .
Des digressions autour du thème de la Vérité. En s'appuyant sur ses maîtres à penser (Kant, Rousseau et Lyotard),elle nous révèle ses petits et grands mensonges.

J'avoue m'être passablement ennuyé au fil des pages, même si ces courtes citations se lisent facilement.
Un ouvrage élitiste où l'on perd le fil régulièrement.
124 pages que je ne suis pas parvenu à terminer ....

Frunny - PARIS - 59 ans - 19 octobre 2013


Séduite, sans réserve... 10 étoiles

Je souscris complètement au beau commentaire de Sahkti. C'est un petit livre étrange, incasable, inclassable, étonnant, surprenant, passionnant, captivant que celui-là!

Je me suis vue happée d’emblée par cette étrange invocation au Grand Kant, puis captivée par cet étonnant patchwork de courts fragments, citations de Kant et de Jean-François Lyotard tout d'abord, entrecoupées de réflexions de la narratrice: "Il faut cependant bien distinguer la réserve comme manque d'ouverture du coeur, ouverture du coeur qu'on n'est pas en droit, semble-t-il, d'exiger complètement de la nature humaine (car chacun aurait peur de perdre l'estime de l'autre en se découvrant entièrement à lui) du défaut de sincérité comme manque de véracité dans la réelle confidence de nos pensées." (Kant), suivi un peu plus loin de cette remarque de la narratrice, "Et pourquoi, faudrait-il que, se découvrant entièrement à l'autre, on perde son estime ?"... Un étonnant patchwork dont on ne se lasse pas de découvrir les pièces et qui petit à petit dessine sous nos yeux fascinés un ensemble profondément cohérent.

Hélène Frappat nous donne à lire ici un passionnant dialogue entre une jeune femme d'aujourd'hui, ses souvenirs, ses blessures, ses mensonges, ses fantômes et puis tous ceux, philosophes, poètes, cinéastes qui ont su lui donner à réfléchir... et plus encore lui redonner le goût de vivre. Un mince volume d'une extrême densité qui m'a tenu compagnie pendant les huit heures du vol qui, il y a quelques semaines, me ramenait de Bruxelles à Toronto. 124 pages de vie et d'intelligence qui m'ont tenu chaud pendant ce vol que je n'avais pas pris de gaîté de coeur... Et mon petit bonheur personnel: croiser, au détour de quelques pages, l'admirable "Femme sans ombre" d'Hugo von Hofmannsthal.

Fee carabine - - 50 ans - 23 février 2005