Majnoun et Leïli : Chants d'outre-tombe
de Yann Damezin

critiqué par Blue Boy, le 18 mai 2023
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Un merveilleux feu d’artifice graphique, totalement ensorcelant
Qaïs et Leïli s’aimaient en secret depuis leur plus tendre enfance. Le jeune homme, doué pour la poésie, avait su conquérir, par ses vers et son aura, le cœur de sa dulcinée, d’une beauté astrale. Hélas, leurs familles ne l’entendaient point de cette oreille et firent tout leur possible pour éloigner les deux amants. Mais que faire quand une passion trop brûlante est impossible à éteindre ? L’histoire légendaire d’un amour tragique, revisitée de façon étonnante par un auteur talentueux.

« Majnoun et Leïli » constitue l’une des plus célèbres histoires d’amour dans la culture arabo-musulmane. Yann Damezin s’est emparé de cette œuvre séculaire en s’inspirant pour l’illustrer de l’art de la miniature persane, laquelle se présente ici sous une forme extrêmement moderne. Le résultat est un véritable délice visuel, une expérience de lecture enivrante, un ensorcellement absolu, hors des sentiers battus.

Même si par un bref feuilletage, on est subjugué par la beauté du dessin, il faut bien avouer qu’on reste quelque peu circonspect en entamant la lecture de ce poème oriental immémorial, dont certains prétendent qu’il serait tiré d’une histoire vraie vécue par le poète lui-même, Qaïs ibn al-Moullawwah. Rares aujourd’hui sont les œuvres poétiques qui suscitent une folle adhésion, hormis peut-être dans les cercles restreints de fans adoptant la posture baudelairienne de l’artiste maudit un peu snob. A fortiori quand elles sont rédigées dans une tournure désuète, ampoulée – ou absconse, mais on doit constater que cela va souvent de pair.

Alors que là, les préjugés sont très vite mis en pièces. Contre toute attente, on se laisse rapidement entraîner dans cette histoire d’amour contrariée (et impossible). Yann Damezin sait parfaitement prendre son lecteur par la main grâce à un graphisme de toute beauté, presque incroyable par sa diversité. Chaque dessin est une histoire à lui tout seul, chaque page est une surprise à déguster, un véritable feu d’artifice de couleurs chatoyantes qui explose dans nos pupilles. L’auteur modernise totalement la miniature persane, en en conservant les préceptes, avec cette façon de concilier les motifs abstraits de l’ornementation et l’onirisme du propos. Résultat, on finit par apprécier pleinement l’élégante poésie tout en alexandrins qui s’accorde parfaitement avec le dessin luxuriant, et là encore, Damezin a eu l’intelligence d’adjoindre en fin d’ouvrage un lexique pour les termes les plus savants.

Qui plus est, le talent de l’auteur ne s’est pas limité à la partition graphique. Dans le conte original, l’éperdument amoureux « majnoun » (le fou) s’impose comme le personnage central, tandis que Leïli, qui reste une sorte de faire valoir, objet du désir du poète Qaïs, n’a guère voix au chapitre. Ainsi, Yann Damezin va revisiter à sa façon le dénouement du récit, par un twist final tout à fait inattendu – et très moderne - que je ne saurais trop révéler ici. La supplique de Majnoun depuis l’au-delà sera pour la jeune femme, littéralement séquestrée par son entourage familial et mariée de force à un autre homme, l’occasion d’exprimer son goût irrépressible pour la liberté… et de la trouver… C’est ainsi que l’histoire se conclura par un très beau mystère…

« Majnoun et Leïli » fait partie de ces œuvres rares, où l’on sait instinctivement après lecture que l’on tient là quelque chose d’extrêmement précieux, un joyau purement métaphysique au fort pouvoir sensoriel, étincelant de mille beautés. Ce chef d’œuvre n’est rien de moins qu’une ode à la liberté et à la vie, faisant presque passer au second plan l’amour entre Qaïs et Leïli, qui était le noyau du conte original.

Extrait :

La loi de l’univers est ainsi rédigée :
Si le serpent ondule et si brûle la flamme,
Si la plus haute cime est toujours enneigée,
Si la fleur doit faner, l’amoureux, lui, déclame.

Mais l’ignorant est comme atteint de surdité :
Qui n’a connu l’ivresse ironise et ricane,
Qui n’a vu le soleil méconnaît la beauté,
Est aveugle celui qui n’a pas lu l’arcane.

La foule riait donc et persiflait gaiement
Oh ! Qaïs ! disaient-ils, as-tu perdu la tête ?
Leïli ! Leïli ! Quel est ce bégaiement ?
Pourquoi brâmer ainsi ? Que sont ces cris de bête ?

Un jour, un étranger s’approcha du poète.
Qui es-tu ? lui dit-il, et que déclames-tu ?
Es-tu mendiant, derviche, ou bien peut-être ascète ?
Quel est ton secret ? Dis, me répondras-tu ?

Qaïs, indifférent, chantait sa qasida
L’homme cria : Majnoun ! Et le surnom resta.
Le nom donné aux fous que le Djinn posséda,
Aux déments exaltés que l’amour tourmenta.