Le blues roumain Vol. 3
de Radu Bata

critiqué par Kinbote, le 2 mai 2023
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Nous sommes tous des poètes roumains
Voici une anthologie de poésie qui ne laisse pas indifférent tant chaque texte interpelle, surprend, joue de métaphores neuves et trouve un écho en nous !

Et, comme l’écrit bien Cali dans la préface, « les poètes roumains ne se prennent pas pour des poètes : ils sont poètes. »

Ce troisième volume est coordonné, comme les précédents, par Radu Bata qui a traduit tous les textes en français et composé l’ensemble, non pas par ordre chronologique des dates naissance des auteurs ou par ordre alphabétique mais de façon musicale où un thème en amène un autre et où un même auteur se retrouve parfois avec des textes à plusieurs endroits du fil poétique tiré par le maître d’œuvre.

Le livre est très bien encadré, par « trois grands artistes, bons connaisseurs de la Roumanie et de la poésie » : Muriel Augry, Cali et Charles Gonzalès.

Il s’agit d’une poésie qui réussit le tour de force d’être accessible tout en posant des questions existentielles. Une poésie nécessaire, urgente, qui ne s’embarrasse ni d’effets de style ni de préoccupation sentimentales, énamourées, égocentrées, qui se briseraient, elles, sur le premier écueil de réel venu.

Les septante-trois poètes réunis (pour une somme de cent-vingt-deux textes) se collètent pareillement au trivial et aux élévations d’âme (lire le beau texte d’Ana Blandiana, La balance avec un seul plateau, qui commence par « Je suis coupable pour ce que je n’ai pas fait »). Les thèmes de l’amour, du dépassement de soi, de l’aspiration à la beauté n’en sont pas moins absents mais traités en situation de vie, sur l’établi des jours.

L’inconvénient d’être né et la difficulté à vivre, chères à Cioran, l’absurde ionescien, la mythe de Dracula (le mort-vivant, le sang régénateur, le sang-encre) imprègnent plus d’un texte de l’ensemble.

La vie macroscopique et l’expérience du quotidien interfèrent habilement (lire entre les draperies de l’existence de Ion Mureşan) Enfin, les enjeux d’aujourd’hui comme, entre autres, le réchauffement climatique, ne sont pas exclus des préoccupations des poètes.

Dans mon esprit, les plats et les villes sont
comme des amants.
Le dernier efface tout
et rafle la mise.

(La chronologie des choux et des courgettes, Ioana Maria Stăncescu)

parfois je nous souhaite
d’avoir été des gens simples
de la campagne
dont le seul grand souci serait
qui se réveille le matin pour nourrir les volailles
et la neige

(Sur les touches de la machine à écrire dansent des refrains en instance de divorce, Alexandra Mălina Lipară)

C’est une poésie qui s’intéresse aux invisibles, aux humbles, aux déclassés, aux anormaux, aux mal adaptés, aux mal lunés, aux écartés de la réussite car les poètes en sont partie prenante : ils vivent l’existence des gens ordinaire et leurs inquiétudes sont les leurs.

que fait-on des héros secondaires qui ne montrent jamais leurs blessures
car elles sont trop petites par rapport à celles
du grand monde ?
héros secondaires tués par des blessures secondaires.
ce qui ne compte pas ne se conte pas.

(les héros sont fatigués, Luminița Amarie)

Comme l’écrit Muriel Augry, « les poètes en provenance d’un pays diablement étrange aux héritages multiples n’ont qu’à se baisser pour cueillir les émotions les plus vives, les plus subtiles, les plus paradoxales ».
Des poètes qui, comme le formule Charles Gonzalès, « pulsent dans cette âme profonde roumaine […] dans une triste et joyeuse mélancolie, que l’on nomme le blues roumain », le typique et indéfinissable dor (lire à ce propos le texte de Iulian Tănase).

Dans La poésie est autre chose, Paul Vinicius, qui donne quatre poèmes dans ce volume, joue à saisir l’essence de la poésie, même s’il sait l’opération vaine :

la poésie est quand
tu n’as aucun bobo
tes analyses sont nickel -chrome
et pourtant
tu as mal

Il faudrait citer tous les auteurs, tant chacun est singulier et mérite d’être découvert en francophonie.

Dans La fiction prend le dessus, le texte qui clôt le recueil, Radu Bata écrit :

La vraie vie est peut-être celle qu’on ne mène pas.

Je ne suis pas tout à fait là, je ne suis pas tout à fait ici.

Ainsi vont les choses : pendant que certains font semblant
de vivre quand ils vivent, d’autres écrivent
comme s’ils faisaient semblant d’écrire.
Et je lis des livres qui n’ont pas encore été écrits.

Juste définition de l’écriture et du poète exilé dans le monde. En attendant, ce livre-ci est écrit et bien écrit, et mérite, comme les deux précédents, pour un ensemble de 530 pages, toute notre attention de lecteur sensible à l’indéniable poésie.

Et, suite à la lecture du troisième volume de cette anthologie roumaine, on se sent, comme Cali, un poète roumain, donc universel.