Chronique des sentiments: Histoires de base
de Alexander Kluge

critiqué par JPGP, le 27 mars 2023
( - 77 ans)


La note:  étoiles
Alexander Kluge et le corps
Alexander Kluge fut l’élève d’Adormo avant de devenir avocat. Son maître philosophe estima qu’il lui serait impossible d’être écrivain et juriste. Il envoie le futur auteur mis d’abor sous tutelle, auprès de Fritz Lang. Adorno estimait que le cinéma lui passerait l’envie de littérature. Il fut l’assistant de Fritz Lang sur « Le Tombeau hindou » avant de commencer sa propre carrière. Auprès du maître - si maltraité en Allemagne - il apprend «  ce qu’est un génie et comment on détruit son travail ».

Plus tard Alexander Kluge est un des signataires du « Manifeste d’Oberhausen » qui réforme le cinéma allemand et réinvente les outils de production. Il a réalisé de nombreux courts métrages et documentaires et dix longs métrages :  Nouvelles de l'idéologie antique, Le complexe d'Allemagne, Fruits de la confiance . Néanmoins Kluge ne renonce pas à l’écriture même s’il a d’abord fait du cinéma. Mais dit-il « comme on écrit des livres ». Quant à ces derniers il les a créés – selon la formule de Peter Weiss – « avec les moyens de cinéma ».

« Chroniques des sentiments » est un véritable livre fleuve. Il transporte une multitude de limons. Hirsute, échevelé le livre sort des normes et des sentiers battus pour « coller » le plus possible à son sujet comme l’auteur le précise : « Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines.

On peut dire d’eux ce que l’on a dit des Celtes (nos ancêtres, pour la plupart d’entre nous) : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. On les trouve dans tout ce qui nous concerne. » Jusque là pourtant l’auteur était un inconnu en France. Il est pourtant outre Rhin est une des figures les plus célèbres de la littérature allemande contemporaine.

Kluge écrit la réalité contemporaine allemande en se fondant non seulement sur sa culture mais selon une forme de fiction très originale : de courtes séquences deviennent des apologues qui construisent peu à peu une fresque inédite à la fois de l’histoire de l’Allemagne mais aussi de la culture occidentale. Une telle démarche originale est actuellement absente du paysage littéraire. L’œuvre dans sa dimension comme ne se laisse pas facilement récupérer. L’auteur n’y joue pas les docteurs même s'il existe parfois dans son livre parfois un côté messianique.

Le corps d’une telle œuvre est donc excentré, décentré, morcelé. C’est comme un corps de femme, un corps sans l’organe du dehors, sans la loi et le phallus. C’est corps homogène, androgyne, mais corps aussi éclaté. C’est sans doute pourquoi il reste difficilement récupérable. On ne peut guère l'embaumer. Mais il est tout aussi difficile de l'enserrer dans des bandelettes afin qu'il demeure muet. Son emprise, son ordre ou ses contrordres apostrophent. Kluge y cogne sans que son livre devienne une boîte magique devant laquelle il faut se prosterner. C'est un brûlot, une énigme, une machine infernale dont les explosions ne font que commencer. Elles sont à venir face à celles du monde, rien ne sert de se boucher les oreilles, tout finira par éclater.

Jean-Paul Gavard-Perret