L'Essai
de Nicolas Debon

critiqué par Eric Eliès, le 4 mars 2023
( - 49 ans)


La note:  étoiles
L'histoire vraie de l'Essai, une communauté fondée en 1903 dans les Ardennes par un anarchiste désireux de bâtir un monde libéré de toute oppression
Cette bande dessinée, admirablement dessinée et composée, au rythme lent, avec peu de dialogue, nous immerge dans les pensées de Fortuné Henry, un anarchiste qui fonda l’Essai, une communauté libertaire, dans un vallon isolé à l’orée de la forêt des Ardennes, au début du vingtième siècle. Après un très beau prologue introspectif de quelques pages en forêt (qu'on devine à la relecture être une plongée subjective dans les pensées de Fortuné Henry, à l'hiver 1909), la BD commence en juin 1903, sur le quai de la gare d’Aiglemont où Fortuné Henry débarque seul, avec son chien, une valise pleine de livres, et quelques outils, et s’achève en 1909, dans les ruines enneigées du phalanstère abandonné. « L’Essai » est donc le récit d’un échec, mais d'un échec vibrant d'espoir, de colère et de vie.

Le danger d’une BD dévoilant un pan d’histoire est de virer au reportage historique. Nicolas Debon a remarquablement évité cet écueil, en privilégiant le dessin par rapport au texte pour distiller peu à peu, au fil du récit, les informations sur le contexte historique (un petit dossier conclusif, avec quelques photos d'époque, complète utilement la BD). En fait, cette BD se contemple davantage qu’elle ne se lit, avec des images (dont certaines en pleine page) remarquables d’équilibre et de signification, jusque dans les couleurs, accentuant la portée du récit par des résonances implicites. Par exemple, la couverture est extraordinaire de justesse et synthétise en une image la genèse et le destin de l’Essai. Sortant de la forêt, profonde et pleine d’ombres, des hommes et une femme s'avancent dans une plaine enneigée et ensoleillée, en portant un tronc qu’ils viennent d’abattre, tandis qu’un chien les accompagne en gambadant. Tout est dit : la forêt représente la nature, à la fois matricielle et nourricière mais aussi indifférente et hostile ; la neige immaculée est la page blanche où ces hommes pleins d'espoir (symbolisé par le plein soleil) s'efforcent d'écrire, en mots et en actes, pierre à pierre et poutre à poutre, l’avenir du socialisme et de l’anarchie, mais le contraste entre la ligne droite de leurs pas, l'effort du travail pour transporter ce tronc massif (en se détachant sur la neige comme des alpinistes encordés pour ne pas tomber) et les arabesques insouciantes du chien, le vent glacé qu'on devine souffler dans la forêt, et le titre même, qui semble inscrire sur la neige l'aveu d'une tentative avortée, démontrent le décalage entre le labeur humain et les aléas de la nature, qui finiront par avoir raison d’eux.

La narration de Nicolas Debon est d’une grande rigueur, factuelle et sans pathos, et presque sans émotion (sauf à travers l’unique personnage féminin), mais elle parvient toutefois à restituer la densité d’une aventure humaine portée par un souffle de révolte et d’espoir utopique en un monde meilleur. Elle est aussi d’une grande subtilité psychologique et n’élude pas les contradictions et la violence de Fortuné Henry, qui s’exprime souvent comme s'il discourait en permanence, et apparaît comme une sorte de gourou intransigeant, prisonnier de la lutte idéologique qu’il croit servir mais dont il est, en fait, une marionnette. A la surprise de tous, y compris des gens du coin qui l'ont vu débarquer avec une grande méfiance, comme une sorte de "berlaudeux" (un vagabond) sorti de nulle part, qui passe ses premières nuits en plein champ à la belle étoile et se lave dans la rivière, Fortuné Henry a réussi, à force de ténacité et de sueur, à transformer un coin de terre marécageux en domaine agricole autonome et viable, où il attire des sympathisants (anarchistes, socialistes et syndicalistes) puis des familles désireuses de vivre librement, sans dieu ni maître ni patrie… La petite communauté parvient à subvenir en quasi-autarcie à ses besoins et vend même des produits sur les marchés du voisinage ; désormais bien acceptée et suffisamment prospère pour améliorer son confort, elle reçoit aussi de nombreux visiteurs. Fortuné Henry pourrait vivre paisiblement au sein de ses camarades, et couler des jours heureux avec une femme que sa volonté et son rêve ont séduit, mais deux choses vont faire échouer l’entreprise : les automnes pluvieux et la rigueur de l’hiver ardennais, qui découragent certaines familles et les poussent au départ (ce que Henry assimile froidement à un processus de sélection) et le caractère de Fortuné Henry lui-même, qui s’impose en leader intransigeant et jaloux, et son attitude de révolté, hostile à la société, qui le pousse à s’absenter fréquemment pour soutenir des actions violentes à Paris ou dans d’autres grandes villes, peut-être par désir de venger son père, un ancien chef de la Commune, et son frère, qui fut condamné à mort après un attentat anarchiste meurtrier (il avait confectionné et lancé une bombe dans un café de Paris). Obnubilé par son désir de rester au coeur de la lutte, Fortuné Henry (contre l'avis de sa compagne qui voudrait simplement être heureuse) installe une imprimerie dans la communauté, qui devient rapidement un foyer de la pensée sociale et anarchiste, qui rayonne dans toute la France (Anatole France et Victor Serge y firent un séjour) mais la radicalité de Fortuné Henry finit par le conduire en prison. Arrêté en 1907 et condamné pour outrage contre l'armée, il en ressort en 1909, en plein hiver : l’Essai a été abandonné et il n’en reste plus que des baraquements déserts, ouverts à tous les vents. L’album s’achève sur la solitude de Fortuné Henry, dans un paysage de neige.

« L’Essai » est un album admirable, avec de très belles images (composition, dessin et couleurs) illustrant le contraste entre l’immensité de la nature (il y a même une image pleine page du ciel étoilé, qui m'a un peu fait songer au poème "Voie Lactée" de Paul Morand) et l'agitation des hommes, mais dont le rythme lent et le ton neutre (l’auteur ne cherche pas à ériger Fortuné Henry en héros charismatique) risquent de décourager les lecteurs férus d’action ou de lyrisme engagé… Au-delà de l’intérêt intrinsèque de l’histoire de Fortuné Henry, qui arrive à bâtir de ses mains un lieu utopique, et de cette communauté anarchiste, qui eut un bref mais intense rayonnement avant de sombrer dans l’oubli, on ne peut aussi s’empêcher de songer à ses résonances politiques actuelles, à la violence aveugle du terrorisme idéologique (l’image de l’anarchiste jetant sa bombe dans un café, par dégoût et haine de l’ordre social, fait irrésistiblement songer aux islamistes qui ont tiré en 2015 sur les terrasses des cafés) et à la résurgence du discours anarchiste à travers les revendications anticapitalistes et libertaires des mouvements zadistes d’extrême-gauche. Il s’en dégage un sentiment de ressassement, comme si nous étions toujours englués dans les mêmes contradictions, les mêmes colères et les mêmes interrogations !