Projet Delta(s) : Musique / Poésie / Vidéo
de Pierre Soletti, Patrice Soletti

critiqué par Débézed, le 12 janvier 2023
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Retour au pays
Une famille d’émigrés espagnols ayant fui la dictature franquiste en 1947, se réunit régulièrement pour évoquer les racines, le pays, la famille restée en Catalogne. L’oncle, en fait le grand oncle, Francisco Fito, quatre-vingt-onze ans, raconte comment, avec sa mère, il a quitté l’Espagne pour rejoindre la France, lui le Catalan, ne se reconnaissant nullement dans les valeurs du franquisme. Ils ont dû emprunter les sentiers de montagne à l’abri du regard des carabiniers qui traquaient les fuyards… Et au bout de la table, Pierre prend des notes. Ces notes qu’on lui suggère bientôt de mettre sous la forme d’un livre mémoriel à l’intention de la famille devenue française et de celle restée au pays. Ainsi nait le projet Delta(s) avec un « s » au bout car il s’agit de rejoindre le Delta du Rhône, là où vit encore l’oncle, et le Delta de l’Ebre, là où vit la famille restée en Catalogne.

Ce projet consiste à rejoindre les deux deltas en accompagnant l’oncle Fito dans son pèlerinage de retour au pays plus de soixante-dix ans après son exil. C’est aussi un projet culturel, Patrice a accroché sa guitare à son épaule et Pierre a glissé un carnet et un crayon au fond de sa poche. Ce voyage est une source d’inspiration pour le musicien qui crée des airs musicaux face à la mer, tout en haut des montagnes, partout où le petit convoi passe et fait étape. Pierre, lui, dessine, tel un artiste féru de d’art de rue, tel un Basquiat catalan émigré en France, il met des mots sur les airs de Patrice, sur les récits de l’oncle Fito. Cette musique et les mots mis dessus servent de matière première lors de deux résidence d’artistes où Patrice et Pierre invitent des amis catalans pour mettre au point le Projet DELTA(s) qui se compose de musique, poésie et vidéo et j’ajouterai aussi d’art de la rue.

Le projet se compose donc d’une vidéo qui montre, plus qu’elle ne raconte, le pèlerinage accompli par l’oncle et de ses deux neveux pour relier les deux deltas, pour relier le présent aux passé, pour réunir les deux branches de la fratrie afin de reconstituer l’histoire de la famille dans les méandres de l’histoire espagnole. Cette vidéo est gravée sur un DVD glissé dans un livre comportant tous les textes écrits par Pierre tout au long du voyage, des textes, des fragments de textes, décrivant les paysages, notant les réactions de l’oncle, des petits poèmes de Pierre et des réflexions sur l’histoire de la famille et de l’Espagne en général. « Noter. Noter. Noter. Noter les défilements Les reflets Les rizières le vert Le duvet / Noter. Noter. Noter. Même le soir Noter jusqu’à ce que les yeux rougissent ». Le carnet de Pierre est plus dessiné qu’écrit, chaque page est couverte d’un graffiti dessinant le texte que l’auteur a voulu écrire, c’est à lui seul, une œuvre d’art, une œuvre inspirée des arts de la rue. Dans ce livre, est aussi ajouté un CD comportant la bande son du spectacle construite avec tous les matériaux rapportés de ce périple entre Camargue et Delta de l’Ebre, des musiques créées par Patrice et ses amis.

Ces supports artistiques écrivent le récit du retour au pays, l’histoire du grand-oncle et de sa famille ancrée dans une forte identité catalane jamais effacée malgré la guerre, les luttes, la faim et la fuite. C’est aussi un témoignage de l’osmose où se fondent la musique, la poésie, les lieux, le voyage, le retour au pays, l’épopée, … , pour recommencer à vivre. Passer la frontière qui ne sépare que les hommes. « Passé la frontière tout est tellement différent que tout est pareil ». Le texte graphique de Pierre évoque des thèmes récurrents : « Nous décochons des flèches, vers le ciel », la vaineté de la guerre ? », Le « matricule 11047 », peut-être celui d’un soldat ou d’un captif pendant la guerre, la grand-mère image de la terre abandonnée et retrouvée…Et surtout cette belle image, celle de l’oncle arrivant dans sa maison natale : « L’oncle ouvre sa maison comme son cœur. La générosité au bout de chaque doigt ».

« Ce qui est important c’est ce que tu fais M.A.I.N.T.E.N.A.N.T disait mon grand-père qui rêvait de publier un livre qui faisait résonner les touches M.E.C.A.N.O.G.R.A.P.H.I.Q.U.E.S dans toutes les pièces de l’appartement pour moi, la Guerre d’Espagne était une machine à écrire / chaque salves de mots frappés sur la feuille était une salve de mitraillette contre toutes les dictatures / enfant je savais qu’il tapait sa guerre d’Espagne & et ses poèmes mêlés ». Dans sa préface Sergi Pey écrit : « Les artistes catalans qui ont ouvert pour nous ce livre sont les descendants d’une histoire que le monde a toujours voulu effacer. Celle de la liberté, et des barricades de la révolution espagnole, jamais terminée et jamais vaincue ».

Ce voyage initiatique et artistique c’est un hommage à la famille éclatée mais réunie, au pays catalan qui a toujours résisté au fascisme, au fil qui réunit de part et d’autre des Pyrénées les Catalans de France et d’Espagne, aux arts qui se fondent ensemble pour unifier les hommes dans une même dynamique…

Je convergerai longtemps en mémoire le sublime regard bleu comme le ciel Catalogne de Francesco Fito quand il redécouvre son pays.