Elvis à la radio
de Sabine Huynh

critiqué par FROISSART, le 30 janvier 2023
(St Paul - 76 ans)


La note:  étoiles
La chronique de Froissart
Dans le cadre de leur jeune collection « A vif », les Editions Maurice Nadeau – Les Lettres nouvelles viennent de publier cet ouvrage de Sabine Huynh, fortement autobiographique, dans lequel auteure, narratrice et personnage principal se confondent, même si, à intervalles réguliers, le JE devient EllE, en une sorte de dédoublement, d’une mise en miroir et d’une distanciation à l’occasion de quoi la narratrice, ayant déporté sa propre personne, fait d’elle un sujet d’observation pour se donner l’illusion d’en saisir plus objectivement les caractéristiques.

Le texte met en scène Sabine, née au Vietnam dans une famille vietnamienne francophone, petite bourgeoise, qui se retrouve socialement déclassée après la victoire du Vietcong et le départ de l’armée américaine. Sabine a quatre ans, et vit une petite enfance paisible chez sa grand-mère lorsque ses parents prennent le risque de fuir le pays avec leurs enfants jusqu’en France où ils vont vivre une insertion difficile et désenchantée. La période heureuse de l’enfance chez l’aïeule est maintes fois évoquée avec une profonde nostalgie, accompagnée de ressentiment à l’encontre des parents pour l’avoir arrachée à cette femme aimée qu’elle croyait être sa mère.
Le père est embauché comme ouvrier à la chaîne dans une usine d’emballage de bouteilles d’une célèbre marque de boisson gazeuse, la mère travaille à domicile, à coudre à la machine du matin au soir, au noir, des pièces en séries pour une société occulte de confection.
Le déclassement est vite encore plus amèrement ressenti qu’au pays d’origine.

Plusieurs fils s’entrecroisent dans une trame narrative dense et captivante.

Le premier est la remémoration, en tableaux discontinus, de l’enfance et de l’adolescence de la narratrice Sabine, s’inscrivant dans une ambiance familiale marquée par le comportement dévastateur d’une mère aigrie, dominatrice, méprisante, cumulant violence et humiliations à l’encontre de ses enfants, et d’un père soumis que son épouse oblige à battre lui aussi la fratrie, au sein de laquelle la jeune Sabine semble être la cible « privilégiée » des coups et des apostrophes dégradantes. C’est une galerie de tableaux intimistes d’une jeunesse en souffrance, en de courtes séquences évitant toute excessive tonalité larmoyante, victimaire, misérabiliste, et disant les choses tantôt sur un ton léger pouvant n’être pas dénué d’humour et d’auto-dérision, tantôt en se laissant aller à un déchaînement de virulence, de colère, voire de haines exultées en un flot de parole dans le courant de quoi la phrase ponctuée se coule libérée de manière poétique, impétueuse, tumultueuse en des pages saisissantes qui constituent ici une des grandes réussites de l’écriture de Sabine Huynh.

Le second est constitué d’une série d’anecdotes, dont le souvenir ressurgit au hasard d’une écriture non linéaire, référant aux vicissitudes quotidiennes d’une trajectoire familiale caractérisée par une précarité permanente tant pour ce qui concerne ses aspects socio-économiques que pour ce qui touche à la fois au comportement des parents envers les enfants et à la relation incessamment conflictuelle entre le père et la mère qui aboutira à une violente scène de rupture, profondément traumatisante pour la fratrie, qui subira plus tard un second choc brutal provoqué par la mère, avec, cette fois, désintégration totale de ce qui reste de la cellule familiale et plongée, pour Sabine, dans l’errance sans domicile fixe et toutes les horreurs que cette chute comporte. Sabine Huynh a su avec pertinence mettre en scènes brèves mais crues, sans toutefois en faire absolument un réquisitoire grincheux contre le pays de transplantation, les problèmes concrets que peuvent avoir à affronter en France des parents immigrés dont l’intégration est rendue compliquée par l’inadéquation des qualifications professionnelles et que rend amers une désillusion brutale par rapport aux espoirs initiaux, ceux-là même qui ont provoqué le désir d’exil, pour des francophones francophiles, d’être accueillis les bras ouverts par la nation en leur qualité d’amoureux de la France, de sa culture, de sa civilisation.

Le troisième est d’ordre de la réflexion sur les interactions entre la littérature, l’écriture, le récit, les souvenirs prenant racine dans le vécu d’une part, dans l’imaginaire personnel, dans les lectures d’autre part.

« Je suis bien incapable de démêler la fiction du réel : au fil des ans j’ai forcément dû reconstruire, colmater des trous, mais qu’ai-je ajouté, ou retiré, pour accomplir mon dessein ? »

« Depuis l’adolescence, je sais qu’un jour j’écrirai sur ces îles dévastées que furent mes enfances… »

Ainsi récurremment l’auteure s’interroge, et questionne le lecteur, sur la nature et le statut de la vérité dans le récit, autobiographique en particulier, et sur ses corollaires, le mensonge, le déguisement, l’omission, sur l’éventualité d’une obligation morale, et intellectuelle, d’objectivité dans le rendu du souvenir, sur l’influence de l’intertextuel dans le discours narratif, sur la nécessité impérative d’écrire pour se connaître, sur la fonction psychanalytique et thérapeutique d’une écriture ayant pour dessein la quête, la conquête, la reconquête du passé au prix d’une fouille constamment renouvelée dans le limon des vies antérieures (il y a quelque référence à la recherche proustienne du temps perdu), au prix d’une résurgence de souffrance lors du remuement récursif du couteau dans les plaies qu’on rouvre.

« L’écriture m’a permis de redonner de la perspective, de la profondeur et de l’espoir à mon existence, en y réintégrant ce qui a pu être repéché après avoir jeté inlassablement ma ligne à l’eau. »

« Des trames et des trames se tissent à partir de presque rien, de quelques souvenirs infimes et douteux qui me prendraient moins d’une demi-heure à raconter si je devais essayer d’en faire part à l’oral, alors qu’à l’écrit je peux tisser, tresser, superposer, joindre, et peut-être même arriver à créer quelque chose, un ouvrage de l’esprit, brodé à l’aiguille… et au fil d’araignée. »

Le quatrième fil est celui du surgissement constant, dans la reconstitution de la mémoire, de l’intertextualité, comprise autant dans le champ littéraire que dans le domaine musical (d’où la référence à Elvis Presley dans le titre) et dans l’univers cinématographique.
Du livre d’apprentissage de la lecture « Daniel et Valérie », dont les textes et les illustrations brossent le quotidien d’une famille française « normale », à l’existence « réglée », dans un cadre rural tranquille, et dont Sabine oppose de façon récurrente, quasi systématique, les aspects trompeurs face au journalier heurté de sa propre enfance et à l’image « vécue » de son environnement familial et sociétal, aux références innombrables à des personnages et personnalités dont l’immixtion, fortuite ou recherchée, ponctuelle ou répétée, lui paraît être constitutive de la construction de sa mémoire. On relève ici en vrac et de façon très partielle les noms insérés dans le texte, ceux de Pic de la Mirandole, Francis Scott Fitzgerald, le Curé d’Ars, Watt Whitman, JMG Le Clézio, Jane Birkin, Jim Harrison, Elvis Presley et cetera et de multiples citations, faisant corps avec le récit, dont le référencement des noms des auteurs et auteures remplit pas moins de six pages en fin d’ouvrage (entre autres : Pérec, Brecht, Duras, Higelin, Bernhard, Arendt, et cetera), et, même lorsqu’il n’est pas cité, l’omniprésence, en arrière-plan et en filigrane, de Proust.

Exemple réussi de « littérature du fragment », tentative – tentation - acharnée de reconstruction du puzzle mémoriel, roman autobiographique (ou autobiographie romancée), voilà qui peut faire vivre un fort intéressant moment de lecture.

Patryck Froissart
Plateau Caillou, le 28 novembre 2022