Le vent dans la maison
de François Emmanuel

critiqué par Fee carabine, le 23 octobre 2004
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une admirable vanité
Vanité, vanitas - en référence au fameux verset de l'Ecclésiaste - ou encore memento mori, ces noms désignent un type particulier de nature morte que les peintres du siècle d'or hollandais ont admirablement illustré: un crâne - rappel de notre nature mortelle, des livres - de la vanité de la connaissance, un verre de vin - de la futilité des plaisirs terrestres... Au fil de ma lecture du "Vent dans la maison", j'ai vu se dessiner devant mes yeux une de ces vanités: un crâne, quelques livres, un verre de vin baignant dans la lumière chaude et vacillante d'une bougie. Un tableau qui n'existe probablement pas. Il y a bien au Mauritshuis à La Haye une nature morte représentant un livre et une bougie allumée, incitation à la méditation et la quête du savoir, mais ce tableau n'est pas une vanité. Et si la bougie fait bien partie des motifs traditionnels de la vanité, elle y est en principe éteinte, car la flamme est le symbole de l'âme qui, au moment de la mort, quitte le corps et se libère du monde matériel... Mais peu importe, au fil des pages du "Vent dans la maison", c'est bien une vanité illuminée par la lumière d'une bougie que j'ai vu surgir devant mes yeux. Et au moment de refermer ce livre, je voudrais m'abîmer dans la contemplation de ce tableau, ne surtout pas rompre le silence, un silence que seul vient troubler le souffle du vent qui balaie l'étendue de l'Aïr ou les plages de la mer du Nord.

Une admirable vanité que ce livre de François Emmanuel, où la mort est omniprésente: la mort de Bern Atirias, dont le corps déchiqueté repose sous le sable et les pierres de l'Aïr, la mort de la petite Maïté qui un jour a tout simplement cessé de respirer, la mort de l'enfant dont on n'avait pas voulu, la mort qu'Hugo a rencontré face à face dans le vol des vautours "(...) partout alentour des vautours par dizaines, tout un peuple de vautours, juchés sur des pierres, leur plumage fauve, argenté, noir, leurs yeux doux et fixes, dénués de toute menace, l'un d'eux déployant parfois ses ailes pour prendre son envol, planer en cercles lents dans le ciel du soir pour s'établir un peu plus loin, et pas la moindre répulsion, pas la moindre sensation de danger, pas même l'idée qu'ils attendaient que mon corps se vide de son sang, l'impression au contraire d'une incroyable grâce de leur port et de leur vol, comme s'il faisaient partie d'un tableau, d'une fresque admirable dans cette clarté crépusculaire qui ne pouvait appartenir qu'à l'hallucination mais resterait gravée à jamais dans ma mémoire comme émanant d'un pays somptueux où toute terreur était absente, toute distance abolie, les pierres, les animaux, les hommes." La mort toute puissante, même si parfois une main se tend pour renouer le fil du souffle et ranimer la flamme qui vacille, " (...) un tranchant de paume qui ne ressemblait à aucun autre, se posait ici et là sur la peau sensible, n'appuyait jamais, ne heurtait jamais, passait et repassait sans rugosité, sans hâte, réveillait patiemment le contour de la peau, contournait, chantournait la zone de douleur (afin que je ne sois plus ailleurs, mon âme, mon désir, afin que je revienne vers l'outre lourde de sang noir, la jambe dans l'étau, la torridité de l'air, les bourdons, les pilons, les ombres)", l'approche de la mort comme un voyage dont on ne revient jamais tout à fait, ni Hugo, ni Alice, égarés bien loin de la platitude des conversations mondaines, de leur irréductible vanité...

"Le vent de la maison" se referme presque comme il a commencé, la boucle bouclée, un homme franchit le seuil d'une maison, la voix d'une femme l'accueille, ce pourrait être l'image d'un bonheur sans histoire... un bonheur suspendu au-dessus du vide, d'une beauté bouleversante dans sa fragilité même. Et ce livre si sombre m'a laissée éblouie, car le soleil ni la mort - pas plus que la flamme d'une bougie - ne se peuvent regarder fixement.
Bouleversant ! 9 étoiles

Un contraste frappant constitue le fil de ce roman.
D'un côté, la mort d'une enfant d'à peine 8 mois, et on se désespère de penser à toutes ces années de vie auxquelles elle n'aura pas eu droit.
De l'autre, un homme abattu en plein désert, qui ne doit la vie qu'aux bons soins d'une femme touarègue stérile qui, à défaut de ne pouvoir donner la vie, se consacre à en sauver tant qu'elle le peut.
Ce miraculé, c'est l'ancien compagnon de la maman de la petite infortunée.
Alice avait envoyé une lettre là-bas dans le désert, où Hugo était en mission; comme on envoie une bouteille à la mer.
Comme pour la bouteille, il a fallu du temps - 2 ans - pour que le message trouve une suite : Hugo revient sur les lieux de l'ancienne relation et il trouve une Alice aux confins de la folie pour avoir voulu maintenir sa petite Maïté vivante. Dans sa tête, dans son corps, dans ses tripes.
Avec un tact, une douceur, une patience admirables, Hugo va tenter de sortir son ancienne compagne de l'enfermement dans lequel elle se réfugie pour échapper à l'inacceptable réalité.

Une superbe écriture, fine, subtile, pudique et puissante à la fois.

Millepages - Bruxelles - 65 ans - 30 septembre 2012


Corps étrangers 10 étoiles

"Le vent dans la maison" est probablement l’un des romans les plus sombres de François Emmanuel, dans la lignée de "La passion Savinsen" ou de "La chambre voisine". L’exploration de l’âme perturbée, voire brisée par un souvenir inadmissible, enfoui dans l’inconscient, avec son cortège de fantasmes, de troubles, de manifestations somatiques, en un mot de souffrance, atteint ici un paroxysme. Le mur de la folie est franchi, comme on dit le mur du son. « La folie est entrée dans la maison », et ce vent de folie occasionne sur son passage des dégâts sans doute irréparables.

En même temps, on a l’impression qu’il est possible d’accepter la folie, de cohabiter avec les fantasmes, d’admettre comme une autre face de la vérité les délires de l’être perturbé par une expérience impossible à gommer. Qu’il est possible alors, peut-être, d’atteindre dans cet au-delà de la raison ordinaire, ensemble, une sorte de fragile paix.

Cette prise de conscience est rendue possible, d’un point de vue littéraire, par le jeu même de la narration : le roman se présente comme le double compte rendu par le narrateur, d’une part des symptômes psychopathiques de son amie Alice, qu’il retrouve après seize années de séparation, d’autre part de sa propre aventure, au terme d’une mission dont il vient de sortir physiquement blessé. Voyage dans la folie d’un côté, dans le désert de l’autre (mais la folie est aussi un désert), blessure d’abord mentale mais gravée au creux de la chair pour Alice, blessure physique d’abord mais résonnant profondément dans l’esprit pour Hugo : cette balle dans la cuisse que personne n’a réussi à extraire, ce corps étranger ancré en lui comme, chez la jeune femme, la trace ineffaçable de sa petite fille morte.

Les deux narrations vont se développer en alternance dans un jeu de miroirs (Alice est déjà "de l’autre côté"…) qui suscite d’abord l’interrogation du lecteur mais qui débouche, dans un admirable avant-dernier chapitre, sur une mise en lumière réciproque de deux destins, de deux délires. Outre le lecteur, ce compte rendu méthodique possède, au sein même du récit, un destinataire privilégié : le "je" narratif s’adresse en effet en permanence à un "tu" qui, nous le comprenons bientôt, n’est autre qu’Alice. Nous lisons par-dessus son épaule ces lignes à elle seule destinées, ces lignes qui lui permettront peut-être de reprendre possession d’elle-même, de reconstruire sa personnalité détruite.

Alice, la « petite fille aux yeux de velours » qui fut le premier amour d’Hugo, lui adresse en Afrique une lettre appel au secours à laquelle il ne pourra donner suite immédiatement car il est appelé en mission dans le désert pour élucider la disparition d’un ressortissant français. Quand il peut enfin rentrer en France, il trouve la maison d’Alice vide, comme dévastée, et son amie à l’asile, elle aussi vide et dévastée, prostrée, muette. Il apprend qu’elle a montré des signes de dérangement psychique après la disparition de sa petite fille, morte d’apnée à huit mois, deux ans auparavant. Elle a mis le feu à une maison, s’est cachée un peu partout, on l’a retrouvée « dans le trou le plus noir » d’un box à chevaux. Cette prostration dans le noir est l’un des éléments qui placent Alice à l’ombre tutélaire d’Antigone (la référence à cette fille d’Œdipe est clairement annoncée par l’auteur dans une note liminaire comme parallèle à "La leçon de chant", où c’est Ismène qu’il convoquait). Un autre point commun est exprimé avec force par Sara, le professeur de danse d’Alice : « à un moment elle n’est plus dans la communauté des hommes, elle ne fait plus partie de notre monde, mais au même instant ce qui nous éblouit c’est son humanité même »… Hugo tente précisément de ramener Alice dans la communauté des hommes, ce qu’il parvient à faire, apparemment sans logique, en lui racontant sa propre aventure, cette mission qui l’a entraîné sur les traces d’un certain Bernard (ou Bern) Artirias, dont il cherche le corps à la demande de sa sœur, et qui n’a peut-être pas trouvé de sépulture (l’allusion au drame de Sophocle est là aussi évidente). Elle sort de l’asile. Ils se réapproprient la maison, reprennent leur ancienne liaison. Mais quand il tente de lui faire accepter la mort de la petite Maïté, il se heurte de plein fouet au vent de la folie. Et le spectre de l’infanticide lui traverse l’esprit, comme un écho de l’avortement subi – commis ? – seize ans plus tôt…

La guérison – ou l’acceptation – d’Alice passera par la comparaison entre son délire et celui dans lequel Hugo a séjourné plusieurs jours suite à sa blessure, entre vie et mort, entre raison et folie, face à une femme touarègue chargée de le soigner, « une femme stérile, répudiée parce que stérile, et qui réenfante les malades, les agonisants », mais aussi par une danse dirigée par Sara au cours de laquelle, dans une "délivrance" comparable à un accouchement, Alice se libère du corps étranger qui la hante depuis deux ans, ou seize : « tu accouches d’un résidu d’enfant, tu mets la mort au monde, tu inscris dans ta chair de ta main rauque, râpeuse, machinale ce qu’il te faudra désormais lire pour l’éternité : la mort enfant. »

Un grand livre parfaitement maîtrisé dans sa thématique, son symbolisme et sa structure, qui nous invite à un intense et difficile voyage sur les terres inconnues de la folie.

Lucien - - 69 ans - 12 avril 2005


Formidable 10 étoiles

Je suis tout à fait d'accord avec les critiques de Fee carabine et de Sahkti. Pour d'autres avis sur ce livre, je vous conseille son site personnel www.francoisemmanuel.be où sont répertoriés un grand nombre d'articles de presse sur cet auteur.

Nis - - 45 ans - 23 décembre 2004


Vivre avec nos chimères 9 étoiles

Quelle belle écriture que celle de François Emmanuel. Belle de souplesse et de distance au sujet, tout en baignant dans une intimité feutrée que l'auteur prend garde de ne pas briser. Une écriture élégante qui s'étend au fil des pages pour mieux prendre le lecteur au piège de la séduction. Car de séduction il sera question. Pas la séduction amoureuse, non, mais celle de la mort qui guette et surtout celle de la folie qui prend possession des corps et des âmes, se livrant avec ceux-ci à une bataille charnelle dont elle sort à chaque fois victorieuse.

Alice et Hugo se sont aimés, puis se sont quittés. Alice a rencontré Sail, ils ont eu une petite Maïté, Sail est parti, Alice a fondé un couple fusionnel avec sa petite fille. Celle-ci est morte. Le désespoir muet d'Alice s'est transformé en lente destruction de ses facultés mentales, la folie s'est peu à peu emparée de son esprit au point de lui faire perdre tous ses repères identitaires ou affectifs. Alice vit avec le fantôme de sa fille, celle-ci ne peut pas être morte. Suit une longue descente aux enfers et deux ans d'internement psychiatrique.
Puis l'appel à l'aide, une lettre envoyée à Hugo, quelque part perdu en Afrique, du côté de Niamey. Hugo revient, découvre une femme qu'il a aimée et aime aujourd'hui différemment. Une femme forte et fragile à la fois qui se réfugie dans ses errances pour ne pas affronter la réalité, cette violente réalité qui fait mal.
Tout au long de ce magnifique roman, François Emmanuel navigue entre le monde parallèle dans lequel vit désormais Alice et les souvenirs africains d'Hugo. Deux histoires qui s'entrecroisent et donnent une force étonnante au récit, par leurs différences et leur fil conducteur. Dans les deux cas, nous sommes face à des êtres qui cherchent, qui chutent, qui se relèvent avec difficulté, qui peuvent ensuite s'en aller. Oui, mais où? Pour faire quoi?
Hugo et Alice se retrouvent, c'est une autre histoire qui commence, chacun vit avec les souffrances de l'autre, se nourrit de souvenirs et de fantômes. Maïté et Bern Atirias.
Les autres personnages du roman, Isabel, Sara ou Claire font presque office de figuration. Ils sont là pour révéler ou mettre en exergue, pour provoquer le déclic mais jamais ils ne seront le réel moteur de la renaissance.

Chapeau à François Emmanuel pour avoir décrit avec autant d'efficacité et de sensibilité les tourments de l'âme et les errances de l'esprit. Ces états secondaires dans lesquels nous plongeons tous un jour ou l'autre, de manière éphémère ou durable, fuyant la réalité du monde pour lui préférer, la nôtre, celle de notre univers imaginaire. Pas toujours plus calme ou plus heureux, mais sécurisant et ô combien utile pour masquer nos peurs et refuser de voir.

Sahkti - Genève - 50 ans - 10 novembre 2004