Lettres: (1929-1940)
de Samuel Beckett

critiqué par JPGP, le 19 décembre 2022
( - 77 ans)


La note:  étoiles
Samuel Beckett : premières lettres
Dans une lettre capitale de 1937 écrite en allemand Beckett exprime déjà son insatisfaction à l'égard de la langue : "Écrire en anglais conventionnel devient pour moi de plus en plus difficile. Cela me paraît même absurde. Ma propre langue m'apparaît comme un voile qu'il faut déchirer afin d'atteindre les choses (ou le néant) qui se trouvent au-delà». Ce témoignage souligne l’importance d’une correspondance inédite en français. L’édition est remarquable. Trop peut être : le corpus critique étouffe (tout en l’éclairant) la faconde de lettres qui mériteraient de respirer plus librement comme elles furent écrites parfois sur des feuilles déchirées de carte ou au dos de carton d’invitation. La correspondance ponctue les différentes étapes d’une création qui va quitter le récit pour le théâtre et le théâtre pour la télévision et les textes brefs en un travail où l'un des paradoxes est de pouvoir pratiquement se passer de mots et d'images.

Toutefois dans ce premier tome le langage se poursuit allègrement. L’autodérision fleurit. L’intellect de Beckett brille sans qu’il ne cherche à prendre la moindre pose. Marquée par la présence du corps, ses douleurs mais aussi par les moqueries envers lui, la correspondance donne à voir un auteur en rien sentimental mais attentif mais qui demeurera en dépit de ses amitié dans la solitude et ne sera jamais marié tout à fait. Les lettres à sa femme ne seront d’ailleurs jamais publiées en français ce conformément aux vœux de l’auteur. Il demanda à son exécuteur testamentaire (Jérôme Lindon) de publier « uniquement » les lettres ayant rapport à l’œuvre elle-même. L’édition anglaise reprise ici déroge à la règle. Mais pour le ravissement des lecteurs.

Ces lettres ne constituent pas des appendices. Elles permettent de comprendre la problématique de l'oeuvre et son mouvement général. Entre autre la décision d’écrire en français plus « pauvre » que l’anglais. Dans une lettre à Patrick Bowles - traducteur de la première mouture de Molloy Beckett écrit :"On ne dirait pas çà en anglais, on dirait autre chose"autre chose de bien différent dans la mesure où l'anglais est plus "flatteur" que le français… Tout l’imaginaire paradoxal de Beckett est déjà éclair par ce premier tome. Il sera pour les amateurs de Beckett un corpus significatif puisque surgit déjà le rêve de la blancheur d'une page où plus rien ne s'inscrit, de la noirceur d'une image où plus rien ne se voit mais qui paradoxalement foisonnent, débordent d'une lumière contenue, étrange et irrépressible.

Jean-Paul Gavard-Perret