Lettres, II : Les années Godot: (1941-1956)
de Samuel Beckett

critiqué par JPGP, le 17 décembre 2022
( - 77 ans)


La note:  étoiles
Beckett et la révélation théâtrale
Dans les lettres de Beckett comme dans les œuvres qu’elles jouxtent dans le tome 2 de sa correspondance qui recouvre l’époque des premiers romans et d’« En attendant Godot », le « je » est une pâte bien friable : mais ce « je » atrophié continue inlassablement sa route (pour l’auteur) ou attend de la prendre ou la continuer (chez ses personnages). Parfois Beckett a l’impression que ses mots crèvent au ras de sa peau, parfois que les gestes de ses personnages se poursuivent à l'intérieur de leur poitrine. Il les allonge dans ses missives, les roule dans ses œuvres à la recherche d’un battement rythmique où l’enchevêtrement des voix fait écho à une errance corporelle et mentale. L'écriture trace une géographie anatomique éparpillée et décousue. Et dans certaines de ces lettres surgit une proximité avec la notion de « Corps sans Organes » que Deleuze et Guattari ont développé à partir d'Artaud. Cette configuration est semblable chez Beckett : elle met en question la fonction représentationnelle du signe dans la réalité qui allait influencer en profondeur l’écriture contemporaine.

Avec « En attendant Godot » (comme les romans qui précèdent la pièce) le vrai théâtre de la cruauté « suit son cours ». Il devient la mise en scène d'une machine à produire le réel particulier ni symbolique, ni réaliste. Surgit non un néant originel ou le reste d'une totalité perdue mais une vision « post-war » de l’être. Et si la guerre et ses apocalypses n’ont même pas laissé à la culture l’usage de la parole Beckett a su la reprendre de manière géniale selon un angle particulier. Les lettres du volume 2 montrent un auteur capable de saisir le rapport subtil entre le signe gravé dans le corps et la voix sortie d'une face où l’ancienne mimesis est radicalement déconstruite par une forme de dissolution du langage. Celui-ci émancipe le texte et l'individu loin des idéologies politiques et poétiques de l’époque et reste l’honneur absolu de la littérature. Et ce même au sein de lettres que Beckett nomme parfois ses « dégueulades ».

Jean-Paul Gavard-Perret