Les Pionniers
de Ernest Haycox

critiqué par Poet75, le 17 décembre 2022
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
La grande aventure des pionniers de l'Ouest américain
Au premier rang de tous les romans qui furent écrits sur la colonisation de l’Ouest américain, il convient, sans nul doute, de placer cet ouvrage d’Ernest Haycox (1899-1950), un écrivain qui fut non seulement l’un des meilleurs auteurs de westerns mais l’un des romanciers les plus talentueux des États-Unis, tous genres littéraires confondus (il fut admiré, entre autres, par Hemingway). Les Pionniers, qui connut une publication posthume en 1952, ne fut, contrairement à beaucoup d’autres romans de ce genre, jamais adapté au cinéma, sans doute à cause de scènes difficiles à réaliser et du grand nombre des personnages.
Ce roman est dense, c’est vrai, mais il ne faut pas craindre de s’y atteler pour autant, tant la lecture en est palpitante et passionnante d’un bout à l’autre. Nous avons affaire à un grand écrivain qui sait comment empoigner le lecteur pour ne plus le lâcher. Dès les premières pages, nous voilà happés par la description d’une caravane qui, après avoir effectué trois mille kilomètres par voie de terre, s’apprête « à franchir les cent cinquante derniers kilomètres qui la [séparent] de l’Oregon en descendant les rapides au cœur des Cascades. » Or ces derniers kilomètres sont une épreuve terrifiante pour chacun des quatre cents membres de la caravane, contraints d’affronter des éléments déchainés, le froid, la tempête, les eaux tumultueuses d’une rivière en furie, avant d’arriver enfin au lieu convoité, ces terres que l’on s’autorise à coloniser.
Dès cette impressionnante entrée en matière, Ernest Haycox prend soin de nous familiariser avec un certain nombre de personnages, hommes et femmes, qui seront les principaux protagonistes du roman, à commencer par Rice Burnett, homme entreprenant qui a beaucoup contribué à sauver la caravane du désastre durant la tempête. Ces personnages, je ne peux tous les nommer, mais il faut souligner quelques-unes de leurs caractéristiques et ainsi remarquer combien, tout en respectant le genre « western », Ernest Haycox se démarque de la plupart des clichés qu’on lui accole volontiers.
Il n’y a quasiment pas de personnages tout d’une pièce dans ce livre, de ces personnages que l’on peut définir au moyen d’un mot ou d’une formule lapidaire. Tous, ou pratiquement tous, échappent aux définitions trop simplistes. Ils ne sont pas faits d’un bloc et, quand on croit pouvoir mettre une étiquette sur l’un d’eux, c’est pour se rendre compte, quelques chapitres plus loin, qu’elle ne s’appliquait qu’à une des facettes de l’individu. Même Cal Lockyear, celui qui fait figure de « méchant » dans le récit, ne l’est qu’à cause d’une sorte de marque du destin, alors que, comme l’affirme Burnett, s’il avait pu utiliser « correctement son esprit et son immense énergie, ç’aurait été un homme formidable. »
Même des personnages que l’on peut considérer comme secondaires ont droit à un traitement qui préserve la complexité de leur identité. Ainsi d’un homme du nom de Hawn, personnage très touchant qui a pour compagne une Indienne qu’il a achetée. Pour tous les membres de la communauté des colons, il est un homme à part, un « homme à squaw », mis plus ou moins au ban de la société, alors que, par ailleurs, il ne peut pas partager grand-chose avec sa compagne, faute de parler la même langue. Ainsi surtout de Lot White, homme religieux qui s’est institué prédicateur de la communauté et ne manque pas une occasion d’en menacer les membres des feux de l’enfer. Pendant une bonne partie du roman, on a le sentiment de n’avoir affaire qu’à un homme borné, un indécrottable fanatique, jusqu’à ce qu’à la faveur d’un événement nous découvrions une tout autre facette du personnage, un homme compatissant, dévoué, passant ses jours et ses nuits au chevet de Burnett, après que ce dernier ait été victime d’un accident qui a failli lui coûter la vie. Sous la carapace du vilipendeur, il y avait un tout autre homme.
D’autre part, il est impossible de ne pas mentionner les personnages féminins de ce roman, plusieurs tenant une place prépondérante dans le cours du récit. Parmi ces femmes, et elles sont nombreuses, il en est deux qui se détachent, deux qui ne laissent pas indifférent Burnett, des femmes à qui l’auteur prête des sentiments puissants et dans les bouches de qui il met beaucoup de dialogues qui sont parmi les plus remarquables du livre. Edna et Katherine, semblables et pourtant très différentes, ont une conscience aiguë de leur condition et du poids qui pèse sur elles, du fait du puritanisme de leur communauté. Toutes deux cependant, chacune à sa manière, sont des rebelles et elles ne craignent pas d’exprimer leurs désirs, leur envie de faire l’amour, quand l’occasion se présente. Edna, surtout, peut être totalement submergée par ses pulsions sexuelles. Ni l’une ni l’autre néanmoins, ni Edna ni Katherine ne perd jamais entièrement sa dignité et jamais l’auteur ne les rabaisse. On peut affirmer que le roman d’Ernest Haycox bat en brèche le cliché selon lequel les westerns seraient tous nécessairement machistes. En l’occurrence, cela ne se vérifie pas du tout, nonobstant une jeune femme prénommée Roxy que Cal Lockyear épouse par dépit (alors qu’en vérité, il voudrait posséder Edna) et maltraite avec une brutalité qui fait froid dans le dos.
J’ai parlé assez longuement des personnages, mais ce livre est aussi, bien évidemment, le roman d’une collectivité, que ce soit dans un sens négatif ou que ce soit dans un sens positif. Dans le premier cas, l’exemple-type est celui du rassemblement de la communauté en vue d’attaquer un village indien pour en massacrer les habitants (seul Burnett refuse fermement d’apporter son concours à cette folie furieuse, ce qui lui vaut d’être mal vu par tous les autres hommes du groupe). À contrario, dans le deuxième cas, lorsque le même Burnett se retrouve en situation périlleuse, les jambes coincées dans un amoncellement de branches immergées dans la rivière, c’est toute la communauté qui se mobilise pour le tirer d’affaire.
Dans sa postface à ce roman, Bertrand Tavernier écrivait que, grosso modo, sans trop caricaturer, l’on peut distinguer deux lignes de force chez les auteurs de westerns, l’une conservatrice, l’autre progressiste. Chez les premiers, en règle générale, la nature rédemptrice s’oppose à la ville corruptrice et l’on met en avant l’individu, le loup solitaire, seul capable de « rétablir la loi et l’ordre ». Chez les seconds, au contraire, la nature peut se révéler destructrice et la collectivité l’emporte sur l’individu (comme dans beaucoup de films de John Ford, par exemple, un cinéaste à qui l’on a accolé, à tort, une étiquette conservatrice). Laissons le dernier mot à Bertrand Tavernier : « Eh bien, Ernest Haycox, écrivait-il, se révèle, dans le traitement de ces deux sujets (i. e. la nature et la collectivité) plus proche de Ford que de Hawks, de cinéastes comme de Toth que de Griffith. »