Petites fables destinées au néant
de Carino Bucciarelli

critiqué par Kinbote, le 5 décembre 2022
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
CENT DIX-SEPT ROMANS-FLEUVES
Avec ses PETITES FABLES DESTINÉES AU NÉANT, Carino BUCCIARELLI adresse un clin d’œil à la CENTURIE de Giorgio MANGANELLI. Mais l’auteur de "L’inventeur de paraboles" appose sa touche et son univers insolite au genre de la fable fantastique.

La première fable fait surgir la création du monde d’un des naseaux d’un buffle.

« Le buffle qui créa le monde s’en prend à un autre créateur. Je me débats afin que la colère des deux ennemis ne trouble pas notre humide planète. Notre Terre a été expulsée jadis d’un de ses naseaux ; et il chérit plus que tout, parmi les myriades de galaxies, ce minuscule habitat où les humains s’agitent. Je suis l’un d’entre eux, l’un d’entre nous. […] «

Le bestiaire de ce recueil est d’ailleurs fourni. On y rencontre toutes sortes d’animaux, dans des fonctions inédites. On y suit une panthère (marchant, une proie dans la gueule), un lion (dans la cage duquel le narrateur se réveille), un serpent (qui apparaît au narrateur comme un autre soi-même), des animaux s’accouplant, face à face comme des humains, une corneille à laquelle on parle, des moineaux qu’on dévore, un poulpe se reproduisant et qui provoque l’hilarité de l’observateur, un singe qui est un divinité, un cheval qui prend feu, un chevreuil raisonnant dans la langue des humains ou, dans la fable qui clôt le recueil, le premier lézard de la création après lequel l’ordre apparaît.

D’autres thèmes innervent l’ensemble.

L’impossible choix, les croyances, les religions (plusieurs récits bibliques sont revisités), la culpabilité, l’aveuglement et le miroir, l’emprisonnement comme la chimérique solitude, la flèche irréversible du temps, la beauté féminine et le trouble qu’elle provoque, la dialectique de la proie et du prédateur…

Le genre et l’espèce qui nous sont assignés à la naissance apparaissent comme des leurres trompant sur notre être, tout aussi indéfinissable par ailleurs.

« Je ne suis personne d’autre, voilà mon drame », déclare d’emblée le narrateur d’une fable.

À mi-recueil, une première série de huit fables, Sous la lucarne, oppose deux codétenus d’une cellule de prison au bord d’une falaise. Puis, une autre, en six épisodes, Nous roulons depuis des mois, met en scène, dans ce nouvel espace clos, un père et ses trois enfants, dont un adopté au cours d’un voyage sans fin en voiture, ou encore celui du conférencier qui perd pied face à son public…

On peinerait à trouver des éléments biographiques dans ce recueil, comme, en général, dans les livres de Bucciarelli, tant il brouille toute possibilité d’identification : ses personnages sont d’ailleurs largement déshumanisés : ils réagissent face à des situations qui nous paraissent absurdes, sans fondement (psycho)logique convenu.

Ils se vivent en électrons libres à la périphérie d’un noyau qu’ils ont désintégré. Ce qui ne les empêche pas, bien au contraire, de questionner sur la nature du cosmos et l’existence de mondes fictifs parallèles, de la possibilité d’autres êtres ou entités habitables.

Ils s’interrogent sur tout ce qui est censé les rendre reconnaissables ou reconnaissant, les limiter à un rôle, un emploi, une charge. Par la seule puissance de leur intellect, ils ne se soumettent à aucun impératif, aucune assignation, se refusent à être le maillon d’une chaîne. Même quand leur vie est un enfer.

Comme dans un roman-fleuve, chaque récit ouvre sur un gouffre, renvoie à une source, s’échappe de son cours, multiplie les ouvertures, questionne l’infini.

Cent dix-sept fois, l’auteur de "Nous et les oiseaux" et "Mon hôte s’appelait Mal Waldron" surprend, amuse ou dérange, questionne notre quiétude de lecteur et d’être vivant.