Un apostolat
de Albert T'Serstevens

critiqué par Poet75, le 7 novembre 2022
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
Le roman des désillusions
« Un grand écrivain scandaleusement méconnu », écrivait le romancier Jean-Pierre Martinet (1944-1993) à propos d’Albert t’Serstevens (1885-1974), écrivain français d’origine belge dont on a, certainement à tort, oublié quelque peu le nom. Martinet, à qui l’on doit une subtile analyse du roman dont il est question (Un Apostolat), analyse figurant en postface du présent volume, trouva certainement en t’Serstevens un frère d’âme : réputé comme étant un écrivain profondément pessimiste, il ne fait pas de doute que le désabusement et la ruine des idéaux tels qu’ils sont racontés dans Un Apostolat durent résonner de manière particulière en son for intérieur.
Car ce que narre Albert t’Serstevens, dans un roman dont une note de fin de volume nous apprend qu’il est, en grande partie, autobiographique, l’écrivain s’étant lui-même dépeint sous les traits d’un personnage nommé Krabelinckx, c’est l’inéluctable ruine d’une grande utopie. Nous nous familiarisons, dès les premières pages, avec la poignée des fondateurs d’un projet qu’ils jugent correspondre à leur idéal : créer une communauté nouvelle, en marge d’une société qu’ils estiment « assoiffée de lucre, écrasée sous la ploutocratie des banques, réduite sous le joug du militarisme, abrutie par le clergé… ». Ils ont entre vingt et trente ans, la tête farcie d’idéaux communautaristes, libertaires et communistes à la fois, convaincus de devoir adopter un strict régime végétarien et d’avoir pour mission de vivre en frères.
Cette utopie, si elle peut se concrétiser, c’est grâce à l’apport d’un des personnages, Pascal Marin, destiné à devenir la figure de référence de tout le roman. C’est lui qui, grâce à un héritage, peut acheter un domaine de la Sarthe, bientôt nommé « cité Kropotkine », sur lequel s’établissent les membres de la communauté : Pascal donc, Krabelinckx, Chapelle (l’aîné du groupe faisant fonction, plus ou moins, de leader), Firmin Lhommel, Fernand Verd, rejoints, un peu plus tard, par un Norvégien, Henrik Jordsen, sa femme et ses enfants, puis par la bonne amie de Fernand, surnommée « la Muse ».
Ce que remarque nécessairement le lecteur, c’est que, pour décrire cette communauté, son mode de vie et ses idéaux, l’auteur use abondamment d’un vocabulaire emprunté aux religions et, en particulier, au christianisme. Dès le commencement de la cité Kropotkine, à la fin du premier repas, Chapelle se fend d’un beau discours sur l’exemple que le groupe donnera à l’humanité, discours qui est désigné comme étant une « homélie ». Bien d’autres termes sont employés : la « cellule » dans laquelle se retire Pascal, lui-même étant traité de « catéchumène », etc. En somme, l’on a affaire à une collectivité dont le train de vie s’apparente à celui d’une communauté monastique, si ce n’est qu’elle admet la mixité et ne se tourne vers aucun « dieu », sauf les « dieux » très terrestres de ceux qui ont initié le communisme.
Or, ce que s’attache à raconter t’Serstevens, c’est la ruine, qu’on pourrait presque dire programmée, de cet impensable phalanstère. Ses membres ont beau se référer à des idéaux communs, leurs différences ne tardent pas à apparaître et la division à exercer ses ravages. Pour des motifs divers, parfois futiles, ils en viennent aux invectives ou se retirent le plus possible dans leur solitude pour ne plus entendre les autres. Face à ce constat d’échec, Pascal « sent l’ardeur mystique l’abandonner ». L’un des « frères », le meilleur de tous, désespéré, se suicide.
La deuxième partie du roman se focalise sur « l’apostolat » auquel, séparé des autres membres d’un groupe désormais éclaté, décide de se livrer Pascal, convaincu qu’il peut, tout seul, par ses propres moyens, prêcher l’amour aux badauds. Pour ce faire, il se rend à Londres, mais pour se heurter rapidement à de grosses déconvenues. Ses harangues n’intéressent pas grand monde. Aidé par Déa, une femme avec qui il a noué une liaison, obligé, de ce fait, d’accepter une somme d’argent de compromission, il revient à Paris, déjà meurtri d’avoir dû se rabaisser à ses propres yeux. Dans la capitale française, il n’obtient pas davantage de succès avec la brochure dans laquelle il a compilé des textes qui peuvent se résumer par « aimez-vous les uns les autres ». Mais c’est la médiocrité à laquelle il avait dû se résoudre à Londres qui le rattrape. Son déclin est inéluctable, « il n’a plus la foi », écrit t’Serstevens, et il se met à étendre à l’humanité entière la mesquinerie qu’il a perçu avec dépit en sa propre personne. En fait, croit désormais Pascal, « tout aboutit à l’amour-propre et à l’égoïsme. »
Un Apostolat, c’est le roman du désagrégement fatal de tous les idéaux, de la perte inéluctable de toutes les rêveries de fraternité ou d’amour universels, un roman pessimiste, très pessimiste même, qui, sans nul doute, ne peut laisser qu’une forte empreinte sur son lecteur. Chacun en pourra tirer des leçons, s’il le veut, mais il ne fait pas de doute qu’on a affaire à un grand livre.