La Boîte noire
de Denis Robert

critiqué par Eric Eliès, le 1 novembre 2022
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Les arcanes de l'affaire Clearstream ou comment la finance internationale s'affranchit des règles et organise le blanchiment...
Qui n'a entendu parler de l'affaire Clearstream, qui a fortement secoué la vie politique française au début des années 2000 ? A son origine, on trouve Révélation$, livre publié en février 2001 et issu de la longue enquête menée par un journaliste indépendant, Denis Robert, qui a mis au jour le dévoiement du système de compensation des banques internationales à des fins d'évasion fiscale, de corruption, et de blanchiment par les banques elles-mêmes ou par des tiers (dont des Etats).

« La boîte noire » n'est pas vraiment la suite de Révélation$. Même s'il complète les éléments du premier ouvrage, il est d'abord le récit, oscillant entre l'essai explicatif et le documentaire immersif, de cette enquête et de sa réception, au fil de l'année 2001, par les média et la justice. Denis Robert a passé plusieurs années (les dernières décisions de justice ayant été rendues dans le courant des années 2010) à subir la pression et les menaces des organismes mis en cause, sans recevoir les soutiens qu'il espérait des grands médias ; il a d'ailleurs des mots assez acerbes envers Edwy Plenel, alors directeur du Monde, et envers Charlie-Hebdo, dont l'avocat (qui a notamment défendu le journal au moment des caricatures) s'avère être celui qui a défendu Clearstream attaquant Denis Robert pour diffamation !!! Néanmoins, fort de ses certitudes et des preuves en sa possession ou en possession de ses témoins, il n'a jamais renoncé à ses attaques contre Clearstream, qui est une grande entreprise de la compensation (ou « clearing ») banquière. De quoi s'agit-il ? Lorsque les banques effectuent des opérations, l'argent ne circule pas vraiment : les banques enregistrent leurs actes au sein d'entreprises qui jouent le rôle d'intermédiaire et établissent, chaque jour, le bilan des opérations qui se compensent partiellement. Chaque banque dispose de comptes (en titres ou en devises) dans ces entreprises de clearing qu'on peut approximativement définir comme des banques de banques. Le système est complété par Swift, société qui fournit des procédures d'échange entre tous les acteurs. Clearstream, l'une des plus importantes sociétés de clearing du monde, est installée au Luxembourg, dont 40% du PIB est généré par le secteur bancaire. En conséquence, au Luxembourg, la finance est une affaire d'Etat ! D'ailleurs, tous les dirigeants politiques du pays sont en lien avec le secteur bancaire, ce qui va constituer une cause principale des complications et obstructions subies par l'enquête.

Le système de compensation, qui repose sur la confiance entre les acteurs de la finance internationale, n'est quasiment pas contrôlé. Peu à peu, les banques ont compris l'intérêt qu'elles pouvaient y trouver en créant des comptes occultes, c'est-à-dire non déclarés sur les listes publiques, pour les opérations de leurs filiales qu'elles ne souhaitent pas divulguer, notamment dans les paradis fiscaux. La première banque à faire une demande de comptes secrets fut une banque italienne. Ces comptes secrets, initialement peu nombreux, sont progressivement devenus la norme. En outre, certaines banques ont commencé à ouvrir des comptes au profit de tiers (gros clients) afin de couvrir leurs transferts, ce qui était interdit dans les statuts qui n'autorisent que des comptes détenus par des banques. Des Etats y ont également souscrit et Denis Robert mentionne explicitement la Banque de France comme détentrice d'un compte secret (dans le but de pouvoir mener des opérations sur les marchés en cas d'attaques spéculatives contre le franc) Néanmoins, même si les comptes sont occultes, les opérations sont enregistrées dans les bases de données de la société de compensation, ce qui pouvait s'avérer compromettant. En conséquence, Clearstream a donc offert à ses clients la possibilité d'effacer les transactions directement dans les systèmes informatiques. Ces services étaient illégaux mais Clearstream les a sciemment offerts et organisés, en couvrant des opérations illégales et en les glissant dans le flux journalier des opérations « légales » dont le montant journalier s'élève à plusieurs milliards de dollars par jour. En complément de la dissimulation, la dilution, permise par la complexité du système (point sur lequel insiste fortement Denis Robert, qui déclare avoir mis plusieurs années à en comprendre les subtilités) et le nombre très élevé de transactions, achevait de rendre invisibles les opérations « illégales » qui servaient à la corruption (Clearstram a notamment servi, via des intermédiaires, au versement des commissions pour la vente des frégates françaises à Taïwan) ou à du blanchiment. L'argent des trafics criminels, notamment de la drogue, irrigue l'économie mondiale et les grandes banques de la finance internationale, qui disposent toutes de succursales dans les paradis fiscaux, en tirent directement profit. Toutes les banques (y compris de grandes banques françaises - notamment 3 explicitement citées dans l'ouvrage) sont actrices ou complices, à des degrés divers ; néanmoins, les plus grands clients du circuit occulte mis en place par Clearstream sont les banques russes et les banques du Golfe... Et, surtout, il ne semble faire aucun doute que les autres sociétés de clearing (Clearstream n'étant que l'une d'entre elles) proposent les mêmes services ! La finance internationale est devenue un rouage et un lieu d'impunité de la grande criminalité, qui menace même d'en prendre le contrôle (Denis Robert, citant l'oeuvre du romancier Mario Puzo et le témoignage d'anciens repentis, estime que la banque est devenu le secteur le plus profitable des activités de la mafia italienne !)

Comment un enquêteur isolé (sans même le soutien d'un journal) a-t-il pu faire sortir une affaire aussi importante ? En fait, André Lussi, le directeur de Clearstream, qui menait grand train et dirigeait sa société d'une main de fer, s'était fait des ennemis en virant d'anciens cadres du service informatique qui ne souhaitaient pas valider certaines de ses orientations. Ainsi, Régis Hempel, qui était le chef du service informatique et très attaché au Luxembourg, avait oeuvré à faire échouer un projet de déménagement vers la City de Londres. André Lussi se débrouilla pour trouver un motif de licenciement. Régis Hempel quitta la société en emportant des dossiers attestant l'existence de comptes secrets, de pratiques d'effacement et d'une double comptabilité. Il fut mis en rapport avec Denis Robert qui, à la suite de l'Appel de Genève lancé par des magistrats anti-corruption, enquêtait alors sur Clearstream sans avoir conscience de l'ampleur des malversations. Denis Robert travaillait déjà avec Ernest Bakes, ancien chef du service informatique de Cedel, société qui a précédé Clearstream. Avec l'appui de Régis Hempel, Denis Robert acquière donc une vision historique et techniquement précise de la mise en place des mécanismes de malversation. Il est également assisté de banquiers français, qui lui expliquent sous couvert d'anonymat (sauf un, Joel Bucher, ancien cadre de la Société Générale, qui acceptera de témoigner) les rouages de la finance. La divulgation des pratiques de Clearstream a provoqué une enquête au Luxembourg mais, étant donnée le poids du secteur bancaire dans l'économie du pays, l'enquête a été menée avec le souci de gérer au mieux l'affaire, sans provoquer de cataclysme quitte à fermer les yeux. André Lussi fut démis de ses fonctions mais l'objectif était surtout de sauver les apparences. Enfin, Clearstream, dont la réputation avait été affaiblie, fut rachetée par la Deutsche Börse alors que Clearstream et Euroclear (son équivalent en Belgique) avaient envisagé un rachat-fusion. Cet achat allemand a suscité le soupçon que l'affaire Clearstream ait pu être une manipulation orchestrée depuis l'Allemagne. Néanmoins, dans l'ouvrage, l'auteur ne cesse d'affirmer avec force son indépendance et sa ténacité : il ne pouvait, tout simplement, pas lâcher l'affaire et donner le sentiment de céder aux pressions et aux menaces (plaintes au tribunal, envois d'huissiers, informations calomnieuses, etc.: par exemple, le communicant de Clearstream déclarera que Denis Robert a essayé de monnayer son silence). L'attitude agressive de Clearstream et, aussi, de la justice luxembourgeoise, envers laquelle Denis Robert a souvent des mots très durs (les accusant parfois d'amateurisme, en raison du manque de moyens, parfois de collision, en raison de leur soumission aux injonctions politiques), s'est retournée contre eux : Régis Hempel, profondément vexé à l'issue d'une perquisition surprise à son domicile et très irrité des pressions subies par sa famille, ira témoigner en France devant une commission parlementaire et déclarera davantage qu'il n'avait prévu initialement de le faire.

L'enquête parlementaire déclenchée en France, et instruite par Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, sera d'un grand secours à Denis Robert, qui cesse d'être un combattant isolé (même s'il avait le soutien de son éditeur - Les Arènes - et de Canal+, qui diffusa des reportages sur l'affaire) face aux mastodontes de la finance. En outre, les attentats du World Trade Center, le 11 septembre 2001, déclenchent une prise de conscience des politiques et des média sur l'imbrication des trafics criminels, du terrorisme et de la finance internationale, où Oussama Ben Laden a des amis et des réseaux. Denis Robert est alors assailli de questions et, le plus souvent, confirme à ses interlocuteurs journalistes, preuves à l'appui, les liens entre Clearstream et des acteurs sulfureux en lien avec les banques et monarchies du Golfe. Denis Robert cite notamment d'anciens banquiers de la BCCI, ancienne banque d'affaires pakistanaise (déjà dissoute au moment de la publication du livre), qui était implantée au Luxembourg et à Londres, dont les activités n'étaient que des montages destinés à couvrir du blanchiment d'argent.

Denis Robert cite enfin un dernier acteur possiblement lié à Clearstream : l'église de Scientologie. En effet, il découvre que Clearstream a fait procéder, tandis que l'affaire commençait à prendre médiatiquement de l'ampleur, au nettoyage de son réseau informatique par une société implantée aux USA, à Clearwater, ville connue comme étant le siège mondial de la scientologie. L'accusation n'est pas explicite, mais fortement sous-entendue (même si à demi-mot car Denis Robert semble effrayé de cette implication).

L'ouvrage, qui tend parfois à multiplier inutilement les rebondissements et les digressions, s'achève avec deux annexes. La première est le rapport de l'audition de Régis Hempel devant la commission présidée par Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, dont Denis Robert loue l’opiniâtreté. La seconde est une tribune, publiée dans le Monde, de cinq magistrats (3 français, 1 belge, 1 suisse) appelant les politiques à enfin efficacement lutter contre les boîtes noires de la finance internationale. L'affaire Clearstream n'était pour autant pas achevée : elle rebondira peu après avec la mise en cause d'hommes politiques français (dont Nicolas Sarkozy) via une instrumentation et une manipulation frauduleuse des fichiers.