Le conteur, la nuit et le panier
de Patrick Chamoiseau

critiqué par Eric Eliès, le 15 octobre 2022
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Réflexions sur le Tout-Monde, la créolité et l'horizon sans horizon de la Beauté
Depuis l'origine, l'oeuvre romanesque de Patrick Chamoiseau, d'une richesse foisonnante, se double d'une réflexion ouverte à tous les savoirs, qui explore les racines et le devenir de la créolité, considérée comme le creuset d'une humanité capable de dépasser les cloisonnements culturels et les clivages identitaires pour s'épanouir dans la totalité de ses possibles. Ce monde ouvert, où toutes les cultures, dans leurs réalités et leurs imaginaires, se rencontrent, interagissent et se réinventent sans cesse dans une diversité dynamique, est celui de la Relation. Chamoiseau a totalement assimilé ce concept clef (qu'il rebaptise « poécept » pour appuyer qu'il ne s'agit pas d'un simple raisonnement intellectuel) de la pensée d'Edouard Glissant, dont Chamoiseau est sans aucun doute l'héritier spirituel.

La créolité est un miracle qui eût pu ne jamais advenir, et dont Chamoiseau ne cesse d'interroger la naissance. Comment le drame de la mise en esclavage d'individus arrachés violemment à l'Afrique puis dépouillés de tout, jusqu'à leur identité, pour exploiter les champs de canne à sucre, a-t-il pu devenir celui de la genèse d'une nouvelle humanité inextricablement métissée ? L'esclavage fut une épreuve terrible pour les nègres transportés à fond de cale puis vendus aux propriétaires terriens dans les plantations : beaucoup ont péri (parfois en se donnant volontairement la mort) ou furent détruits, physiquement et moralement, mais certains trouvèrent la force de résister par la fuite (le « marronnage ») ou par la réappropriation de leur humanité. Comment ? Le jour était le temps du labeur mais la nuit devint peu à peu le temps de leur ré-humanisation. Par le rythme du tambour et de la danse, les esclaves reprirent possession de leur corps. Par la parole orale, le conteur transforma le créole, sorte de jargon rudimentaire et utilitaire qui permettait aux maîtres de donner des ordres aux esclaves, en langage capable de creuser un espace de liberté dans l'enfermement de la plantation.

Au début de son essai, Chamoiseau évoque son rapport à l'écriture et à la littérature, qui est aussi un rapport au monde car le plus haut objet de la littérature est le monde, dans sa totalité indémêlable de liens inextricablement noués entre les peuples et entre les hommes, qui forment le Tout Monde. Tout écrivain chemine dans le mystère des possibles et des imaginaires, comme autant d'horizons inatteignables, forgeant sa propre identité en même temps qu'il forge son langage à travers les langues du monde mais pour Chamoiseau, écrivain antillais, cette complexité se doubla dès l'enfance (à laquelle Chamoiseau a consacré de nombreux textes) d'une interrogation sur les langues à sa disposition, le créole et le français. L'une langue dominée, l'autre langue dominante. L'enjeu pour l'auteur fut de dépasser ce clivage identitaire, qui conduit le dominé à penser son émancipation dans les termes du dominant. Très vite, il eut le sentiment que la catastrophe initiale des Antilles – la Traite – fut aussi une transformation du monde, et en quelque sorte une refondation. Même si Chamoiseau ne cite jamais Conrad, on sent cette même volonté de se confronter au cœur des ténèbres... Et c'est dans les ténèbres de la nuit esclavagiste, au coeur des plantations, que s'opéra un miracle de la parole, jailli du rythme de la danse et du tambour, que l'auteur cherche à retrouver, à faire ressentir, en présentant son livre comme une invitation à danser (plusieurs paragraphes sont introduits par des commandements pour quadrille) ou à entrer dans le « la-ronde » d'une veillée antillaise :

Toute vie créative est en-soi une la-ronde, son cœur est un tambour, son horizon est inconnu. Voilà : j'ai dessiné ce cercle comme on dessine une matrice, je suis entré et j'ai salué.

Chamoiseau avoue une profonde admiration et fascination pour les maîtres de la parole qui, insidieusement mais avec une grande puissance, ont sapé de l'intérieur l'ordre rigide des plantations esclavagistes. Comment ce renversement s'opéra-t-il ? L'auteur évoque des veillées mortuaires où un esclave célèbre le défunt puis des assemblées nocturnes où un vieil esclave, à la parole profonde et véhémente, fascine son auditoire. L'art du conte créole est structuré, presque ritualisé, dans un cercle formé autour des tambouyés et du conteur : le « la-ronde », dont Chamoiseau dévoile les principes et les arcanes (salutations aux anges, aux présences invisibles, et déférence au tambour, qui incarne et déclenche des forces, usage du rire et du grotesque pour conjurer la peur et les menaces omniprésentes, multiplicité des digressions, des ruptures de ton et des silences, etc.). Aujourd'hui, cet art s'est perdu dans des représentations devenues insignifiantes par l'absence d'enjeu véritable. Chamoiseau raconte qu'il voulut sauver les secrets des maîtres de la parole mais ceux-ci sont jaloux de leurs secrets, et ont eu peu de disciples, qui ne sont pour l'essentiel que des imitateurs recyclant des recettes de composition et d'attitude... Des énigmes perdurent, comme celle qui donne son titre à l'ouvrage : pourquoi le conteur est-il condamné à ne conter que la nuit sous peine d'être transformé en panier ? L'opposition de la nuit et du jour se comprend aisément car la parole diurne était soumise aux ordres du maître. En revanche, pourquoi en panier, ce qui semble une sanction dérisoire et presque puérile ? L'auteur y voit le vestige de contes amérindiens, où le panier est souvent l'instrument d'un pouvoir défaillant (par exemple, quelqu'un se cache dans un panier mais est trouvé par la créature qui le poursuit).

Néanmoins, cette interrogation, même si elle donne leurs titres aux différentes sections intitulées : L'énigme du conteur./ L'énigme de la nuit / L'énigme du panier, ne constitue pas le cœur de l'ouvrage, qui se présente comme un essai sur la littérature et sur le cheminement de l'écrivain à travers l'énigme insondable de l'écriture. Il est également une sorte de confession de l'écrivain Chamoiseau qui entrelace réflexion théorique et expérience vécue, évoque ses doutes et convictions mais aussi ses rencontres et admirations. Les figures tutélaires de Césaire et Glissant, mais d'autres encore, parfois très différentes, comme Daniel Thaly (le chantre de la poésie doudouiste, qui célébrait les Antilles en de jolis alexandrins rimés), Saint John Perse et Rabelais (dont le rire libérateur et iconoclaste fait dire à Chamoiseau que Rabelais fut sans nul doute un conteur créole !), sont célébrées avec amour et lucidité, mais jamais passivement vénérées. Ainsi, Chamoiseau souligne les dualités de la poésie de Césaire, où jouent des forces d'anéantissement et des forces de surgissement, héraut de la négritude mais en intime filiation de la culture française, qui imprégna son écriture poétique de références d'un étonnant classicisme. Découverte un peu plus tardivement, dans la continuité de sa lecture de Césaire, la pensée poétique et archipélagique de Glissant provoqua une prise de conscience par la révélation du Tout-Monde, poécept qui illumine toute la pensée de l'auteur. Glissant a mobilisé tous les savoirs humains, y compris scientifiques, pour progressivement élaborer sa théorie de la Relation, qui est une exploration de la catastrophe esclavagiste et de ses conséquences dans l'avènement d'une mondialité en renouvellement perpétuel, explosant les identités figées fondées sur des oppositions de culture, de langue, de religion, de phénotype, etc, dans une réalité créole où tout est complexe, inextricable et insaisissable. Une catastrophe, par sa puissance destructrice qui met fin à un état du monde, permet aussi la naissance d'un monde nouveau. Enfant, Chamoiseau était fasciné par la dévastation des cyclones qui frappaient parfois Fort de France et transformaient alors sa mère en déesse affairée à recréer, dans les décombres et les ruines, un monde où vivre. Chamoiseau ne cite pas Baudelaire (il le fera dans « Baudelaire-Jazz ») mais toute catastrophe - et singulièrement la catastrophe esclavagiste - accomplit le saut dans l'Inconnu que célébra Baudelaire. Elle a une dimension génésique et le récit de Glissant, d'une puissance et d'une ampleur extraordinaires, accède à la puissance d'un « mythe fondateur » de la créolité. Toute catastrophe véritablement catastrophique a une dimension esthétique en ce sens qu'elle a la force d'un moment créateur. Cette force créatrice, capable de faire jaillir dans le monde la beauté de l'Inconnu, est l'enjeu de l'Art. La Beauté, telle que Chamoiseau la célèbre, a quelque chose de terrible ; comme chez Baudelaire, elle manifeste une puissance presque inhumaine, qui nous dépasse car elle émane, au-delà de l'Impensé qui constitue l'horizon ordinaire des activités humaines, de l'Impensable (que je comprends comme un autre nom de l'Indicible, objet de la plus haute poésie – que Chamoiseau donne le sentiment de pas revendiquer pour sa propre écriture qui est pourtant, indéniablement, celle d'un poète majeur).

Pour Chamoiseau, la mission de l'Art est de susciter l'Impensable dans toutes les potentialités de l'Humanité, réelles ou imaginaires, dans ses différents écosystèmes et biotopes (qu'il présente au nombre de quatre, par ordre d'apparition chronologique : la nature, où Sapiens est né ; la ville, que Sapiens a créé comme un nouvel espace de vie ; le numérique, que Sapiens est en train de créer comme une extension de son espace de vie ; et le cosmos, dont Sapiens est en train de prendre conscience). J'avoue qu'il me semble que cette pensée retrouve parfois les accents d'une conception presque démiurgique de l'Art, telle qu'elle a existé au 19ème siècle, quand des artistes, notamment des poètes (et je pense à Novalis, à Rimbaud et son injonction à « étreindre le réel » et même à Victor Hugo) considéraient que l'Art avait vertu de changer le monde et de faire tomber ses limites et avait devoir de plonger dans l'Inconnu ou l'Abîme, autres noms de l'Indicible et de l'Impensable, pour faire jaillir la Beauté en ce monde. Qu'on ne se méprenne pas, il ne s'agit aucunement d'une vénération de la Beauté et d'Art pour l'Art : Chamoiseau se confronte au réel, dans toute sa complexité dynamique. Le Tout-Monde est (pour citer Chamoiseau) un « maelström anthropologique » et la créolisation n'est pas un simple métissage : elle est l'avènement d'un monde que ses mouvances rendent imprévisible, au-delà des concepts (politiques, économiques, culturels, religieux, etc.) qui cloisonnent et figent les relations humaines. Aussi, l'emploi de poécept n'est pas une argutie langagière : elle reflète la dimension humaine – et politique (Chamoiseau place Deleuze et Morin au même niveau que les poètes aimés de sa « sentimenthèque ») d'une poésie qui vise le réel.

L'oeuvre de Chamoiseau porte une foi fervente en l'Art et en l'Humanité. Néanmoins, cet espoir est-il utopique ? J'avoue que les éco-systèmes urbains et numériques me semblent être des impasses où l'humanité s'enlise et dépérit. Produits de la pensée humaine, je ne les vois pas comme des lieux où l'Impensable peut faire irruption. Ils m'apparaissent de plus en plus comme des mouroirs (ou, pour reprendre une jolie expression de mon épouse : « des cimetières pour vivants ») où la pensée créatrice ne peut s'épanouir, étouffée par le « désir mimétique » qui alimente les clivages identitaires et le consumérisme le plus effréné du libéralisme économique. L'ouvrage s'achève en évoquant la malédiction du panier qui, dans la tradition des Arawaks (peuple amérindien qui habitait la Martinique avant la colonisation opérée au 17ème siècle par Pierre Belain d'Esnambuc au nom de la France), reflète l'échec d'un « sortilège foireux » : Chamoiseau n'en tire pas explicitement de leçon mais on ne peut s'empêcher de songer que notre monde, oublieux de la Beauté, court bel et bien le risque de finir au panier !